La mort a un visage, et il sourit: ce que le Mexique nous apprend

La mort a un visage, et il sourit: ce que le Mexique nous apprend

Il est des pays où la mort marche à découvert. Elle ne se cache pas dans les couloirs d’hôpital ni derrière les chiffres : elle circule dans l’air, s’assoit à table, danse sur les places. Nous, en Europe, nous l’avons peu à peu renvoyée dans l’ombre, comme si la nommer risquait de la faire venir. Mais là où d’autres fuient, le Mexique sourit : non pour nier la fin, mais pour lui donner forme, couleur, musique. Peut-être faut-il aller là-bas pour comprendre que la mort n’est pas l’envers de la vie, mais son rythme secret : la respiration qui nous rappelle que tout ce qui passe continue pourtant d’éclore.

Noche de muertos en Michoacán, Janitzio

J’écris cet article depuis un seuil : celui où la pensée cesse de m’asseoir dans l’assurance et me demande simplement de voir. Voir comme on apprend à marcher : avec la peur d’abord, puis avec l’élan. « Apprendre à voir »1, dirait Merleau-Ponty. Et ce que je vois, au Mexique, c’est que la mort ne se tait pas : elle parle à voix haute, rit, danse, s’accoude aux comptoirs, s’invite aux marchés et aux autels. Elle n’est pas refoulée dans les coulisses ; elle habite la scène.

Nous venons d’un continent où la mort s’est lentement retirée des maisons pour entrer à l’hôpital, puis pour s’enfoncer dans les courbes statistiques. Un continent « à nature dramatique »2, dirait Martinez, acharné à « nier la mort », à la gérer, la désinfecter, la tenir loin des vivants. Nous avons hérité d’une longue dichotomie : bien/mal, vie/mort, corps/âme. Et pourtant, comme nous rappelle Ariès, « l’attitude devant la mort peut paraître presque immobile »3, mais elle se déplace, parfois imperceptiblement, parfois brutalement.

Le Mexique, lui, propose une autre grammaire. Non pas l’abolition de la douleur, mais sa métamorphose.
On y vit, selon Martinez encore, dans une culture « tragique »4 : on ne cherche pas l’immortalité, on apprend à cohabiter avec l’inévitable, à faire avec. C’est une sagesse qui ne nie rien : ni la joie, ni l’horreur, ni l’absurde.

Voir l’invisible

Sur le tarmac de Mexico City, je pense à Günther Anders qui avertissait que réduire le réel au visible, « c’est manquer la réalité »5, parce qu’elle est « grosse de réalités fantastiques »6. La mort est de cet ordre : visible dans l’événement, invisible dans ce qu’elle ouvre, travaille, restructure.

Alors, pour approcher la mort, on part du tangible (les rites, les autels, les processions) pour revenir vers l’idée qui les soutient. La société fabrique des images pour pouvoir habiter l’invisible ; et ces images, en retour, nous fabriquent.

Je me répète cela en regardant, fascinée, les Catrinas, ces élégantes statues en forme de squelette qui rient de leurs orbites vides, et en croisant, au détour d’une église, la Santa Muerte entourée de bougies et de billets pliés. L’ombre n’est pas chassée ; elle est cadencée.

Quand l’Europe fuit la mort et que le Mexique lui sourit

Les conversations au Michoacán m’ont appris à distinguer deux régimes : la mort naturelle, celle qui prévient, qui laisse le temps des adieux, et la mort violente, qui fracture, subite, repentina.

Dans le premier cas, la communauté s’organise autour du velorio. Douze heures de veille, de paroles, de bougies, de mezcal et de récits. On regarde la mort, on la nomme, on la porte ensemble. « The physical body is the thing that dies », me dit un anthropologue7 ; il faut le voir pour comprendre. Une pudeur active : ne pas détourner le regard, pour honorer ce qui advient.

Dans le second cas, la mort surgit comme une scie dans le grain du jour. Le pays en connaît la crudité : la violence des cartels, la banalisation de l’horreur, la tentation de l’héroïsation. Là, l’humour noir et la fête deviennent bouclier, « mental shield », disait mon interlocuteur, non pour célébrer la mort, mais pour survivre à sa répétition. On ne normalise pas l’inacceptable ; on se donne des formes pour ne pas s’effondrer.

La société mexicaine est une société complexe où le multiculturalisme se croise avec les traditions préhispaniques et la religion catholique. Rien ici n’est pur. La colonisation catholique a imposé ses dogmes, ses images, ses fêtes. Mais la culture préhispanique a résisté ; elle a plié sans rompre. De cette tension naît un syncrétisme qui ne juxtapose pas, il compose. La Vierge de Guadalupe à la peau brune répond à la fois aux populations indigènes et à l’imposition de la religion catholique ; la Catrina emprunte au baroque européen pour sourire de l’autre côté.

La culture n’est pas un musée, c’est une pratique : « the capacity to adapt, to pass on, to create »8. Ici, la mort sert de charnière où s’articulent croyances, appartenances, rituels et politiques du quotidien.

La mémoire comme pont

Un après-midi, à Pátzcuaro, D. me montre un citronnier. Sous ses racines, les cendres de son mari. Elle lui parle ; elle laisse un verre de tequila quand le soleil se plie. « Aquí es su lugar… y él me sigue cuidando. » La phrase tombe simple et claire : la mémoire est un lieu.

Le corps est mort, nul déni ici, mais la relation continue de circuler. Le lien n’est pas aboli ; il change de régime.

On retrouve cette logique dans les autels de la Fête des Morts : on dresse des chemins de cempasúchil, on dispose les plats préférés, on invite les absents à revenir. Est-ce littéral ? Métaphorique ? La question importe moins que le geste : entretenir le pont.

Husserl écrivait, en commentant Descartes : « tout état de conscience est conscience de quelque chose »9. La conscience mexicaine de la mort est conscience avec : avec les vivants, avec les morts, avec ce qui se souvient. C’est peut-être cela, briser la dichotomie : non pas nier la coupure, mais lui bâtir un gué. La mort ne peut anéantir que la matière du corps ; elle ne saisit pas la trace. « The body is dead, so what have you left? The memory, the images, the essence… And that’s a social construction »10.

Noche de Muertos : sublimer le tragique

Suivez-moi alors la nuit où tout s’illumine. Les cimetières se couvrent d’orange, les mariachis s’invitent, les enfants croquent des têtes de mort en sucre. La Fête des Morts, héritage préhispanique, tolérée puis récupérée, devient laboratoire spirituel qui rompt avec la dichotomie catholique. De plus, elle est une expression claire de la nature tragique de la société mexicaine : on ne peut rien faire contre la mort, vaut mieux y faire avec. Ou, mieux, fêtons-la. Ainsi, une nuit par année, morts et vivants cohabitent en un moment où « la société se libère des normes imposées »11. On y fait quelque chose d’extrêmement sérieux : on transforme la douleur en fête, sans l’amoindrir.

Octavio Paz a trouvé les mots justes : « Il n’y a rien de plus joyeux qu’une fête mexicaine, mais il n’y a rien de plus triste. La nuit de fête est aussi une nuit de deuil »12.

Ici, la joie n’est pas l’inverse de la tristesse ; elle en est la sublimation. Le tragique et la joie cessent d’être des pôles ennemis pour devenir les deux mains d’un même geste.

Une éthique de seuil

Au fond, ce que le Mexique m’enseigne n’est pas un exotisme de plus, mais une éthique du seuil. La mort est affaire des vivants : aucun groupe humain n’échappe au besoin de symboliser le passage. Alors symbolisons bien : non pour masquer, mais pour rendre habitable. Tenons ensemble les contraires, comme le souhaitait le surréalisme : raison/folie, visible/invisible, vie/mort. Non pour les confondre, mais pour les faire dialoguer.

Je reviens à Anders : « La vision effective n’est possible aujourd’hui que les yeux fermés ; et seul celui-là est “réaliste” qui a assez d’imagination pour concevoir le fantastique de demain. »

Fermer les yeux non pour fuir, mais pour élargir. Imaginer, non pour tricher, mais pour rejoindre ce qui ne se voit pas et pourtant nous tient debout : la mémoire partagée, les gestes transmis, la fête quand le cœur n’en a pas envie, la veille autour d’un corps aimé, la chaise qu’on ajoute, la bougie qu’on allume.

Post-scriptum pour l’Europe

Peut-être n’avons-nous pas besoin d’importer des Catrinas dans nos vitrines, ni de peindre nos cimetières en orange. Il suffirait de déplacer notre regard : réapprendre à parler de la mort sans la confondre avec le mal, redonner place aux récits, aux veilles, aux rituels modestes qui empêchent la douleur de s’isoler. Accepter que la mort n’est pas l’ennemie de la vie, mais sa co-appartenance. Et que, sur ce seuil, quelque chose de plus vaste que nous continue de circuler.

La sérénité ne réside pas dans la vision de la mort ou dans celle de la vie elle-même, mais dans le fait d’embrasser le seuil où les deux faces de la médaille se rencontrent, où vie et mort s’embrassent éternellement.


1. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 18.

2. Daniel Gutiérrez Martinez, Sentiment d’appartenance au tragique : le culte de la Sainte Mort au Mexique, Sociétés, vol. 116, n° 2, 2012, p. 31.

3. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris : Seuil, 1977, p. 17.

4. Martinez, op. cit., p. 62.

5, 6. Günther Anders, Hiroshima est partout, « pensée nocturnes », Paris, Seuil, 2008, pp. 124-125.

7, 8, 10. José Arcadio Oliveros Cuevas, Profesor, Universidad Intercultural Indígena de Michoacán : ‪Antropología política‬, ‪movimientos sociales‬, ‪partidos políticos.‬

9. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, « Deuxième Méditation », traduction par G. Pfeiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1947, p. 28.
11. Octavio Paz, El Laberinto de la Soledad, Ediciones Cátedra, Colección Letra hispánicas, 4ème édition, 1998, p. 24, cité en : Martinez, op. cit., p. 33.

12.  Octavio Paz, El Laberinto de la Soledad, Ediciones Cátedra, p. 188.

« Cogito ergo cum? » Ce que les commentaires sur les sites pour adultes disent de notre humanité numérique

« Cogito ergo cum? » Ce que les commentaires sur les sites pour adultes disent de notre humanité numérique

L’étrange éloquence du désir

J’ai écrit mon mémoire en Humanités numériques sur les serial killers et le succès du genre true crime aujourd’hui. Mais, à l’origine, j’avais un autre sujet en tête : les commentaires sur les sites pour adultes. Ce sont ces minuscules fragments de parole qui m’intéressaient : ces mots perdus entre deux corps pixelisés, ces confidences anonymes jetées dans le tumulte du désir. Un professeur m’avait déconseillé ce thème : « Trop marginal, pas assez sérieux ». Alors j’ai préféré les tueurs aux voyeurs. Et j’ai opté pour le meurtre, sujet plus sécuritaire dans une académie. Mais dans l’ombre des pages de mon mémoire s’est glissé un regret discret : celui de ne pas avoir exploré ce lieu étrange où Éros et Logos se frôlent.

Car sur les sites pornographiques, entre deux vidéos, le fil de commentaires est souvent un terrain d’étonnement. Là où l’on s’attend au silence du corps, on trouve des phrases : des déclarations d’amour, des vœux de bonne journée, des blagues, des débats éthiques ou esthétiques. Là où Éros devait régner sans partage, Logos s’invite sans prévenir. Il y a, dans ces commentaires, une étrangeté poétique : une parole qui surgit là où elle ne devrait pas, un mot tendre, une remarque attentionnée, un trait d’humour discret.

On lit :

« Quelqu’un connaît la musique à 2:36 ? »
« J’espère que vous passez une belle journée. »
« Oui, ça c’est cool, mais aimez-vous Shrek ? » »

Ces commentaires anonymes postés entre deux gémissements de pixels sont peut-être la meilleure radiographie de notre époque : celle où le langage et le désir, l’humain et la machine, s’emmêlent dans un murmure étrange. Et dans cette intrusion du mot, dans cette fragilité du dire au milieu du bruit des corps, il y a sans doute quelque chose du vivant : une petite secousse d’humanité dans la grande machinerie algorithmique du désir.

Picture AI generated

Le désir sous algorithme

Le porno en ligne, c’est la Silicon Valley du plaisir : tout y est optimisé, calibré, prévisible et vise au maximum du profit. Ainsi, l’algorithme nous regarde, nous étudie,nous anticipe : il sait ce qu’on veut avant même qu’on le formule. Il s’agit, si l’on veut ainsi dire, d’une forme douce de télépathie capitaliste, plus attentive que n’importe quel amant.

Si on veut se tenir aux données, des chercheurs comme Maris, Libert et Henrichsen (2019) montrent que 93 % des sites pornographiques analysés fuyardent des données vers des tiers, souvent sans réelle transparence (Tracking Sex: The Implications of Widespread Sexual Data Leakage and Tracking on Porn Websites).

Les plateformes ne se contentent plus de diffuser des images ; elles produisent du désir comme on produit une marchandise. Chaque clic devient un indice, chaque pause une donnée, chaque préférence un profil à monétiser. Le plaisir n’est plus un élan, mais une statistique ; il s’ajuste aux tendances, se moule aux catégories, s’indexe à des algorithmes de recommandation. Tout ceci n’a qu’un objectif : transformer les pulsions en profit. Plus nous consommons, plus nous cliquons, plus nous regardons, plus le système s’enrichit.

L’économie numérique ne vend plus seulement des corps ou des images : elle vend notre attention, notre excitation, notre temps de cerveau disponible. Bernard Stiegler aurait sans doute parlé d’un désir industrialisé, standardisé, calculé à la milliseconde : un désir que l’on ne vit plus, mais qu’on consomme à la carte, filtré, tagué, archivé. Dans La société automatique, il décrit cette capture du sensible : la manière dont les technologies anticipent nos affects, les orientent, puis les revendent sous forme de comportements prédictibles. Le désir devient ainsi un flux maîtrisable, une ressource extractible comme une autre, au service du capitalisme pulsionnel. Nous ne désirons plus : on désire à notre place.

L’algorithme nous sert nos propres pulsions, déjà digérées, calibrées, prêtes à l’emploi, comme un repas réchauffé de nos instincts, vendu à prix d’or.

Et pourtant, au cœur de cette machinerie froide, le langage revient comme un réflexe vital. Des phrases naissent là où il n’y a, en principe, rien à dire. Au milieu de ce grand laboratoire des pulsions sous surveillance, les gens parlent. C’est la preuve que, même dans le royaume de la pulsion, nous avons encore besoin de dire quelque chose, ne serait-ce qu’un petit mot dans le vide. En plaçant ces commentaires sur le fil de l’algorithme, le sujet tente de reprendre un peu d’espace symbolique.

Les poètes de ****hub

Il y a quelque chose de socratique dans ces commentaires. C’est un miracle discret : des mots apparaissent là où l’on s’attendait au silence des corps. Dans les marges du désir numérisé, le corps est montré, disséqué, mis en scène, mais la parole, elle, s’insinue, maladroite et lumineuse. C’est la revanche du Logos sur l’image, la revanche du mot sur la chair. Ainsi, le spectateur devient interlocuteur, témoin, parfois poète.

C’est la revendication d’un “je” dans un horizon qui voudrait le rendre muet ; l’irruption du langage dans un espace conçu pour l’instantané : un petit acte de résistance au silence algorithmique. Les spectatrices et spectateurs commentent, plaisantent, confient, demandent, remercient, se font poètes et le voyeurs deviennent témoins.

Parfois, c’est drôle : « Here for the cinematography ».

Parfois désarmant : « Video is great but I wanted to let you know that beeping noise is your fire alarm and you need to replace the battery. Can’t make porn vids if your house is on fire ».

Parfois poétique : « The camera trembles, the heart trembles more ».

Et parfois, cela donne envie de croire encore en l’humanité : « Bruh I don’t even wanna jerk off anymore I just wanna be happy », on lit dans un commentaire. « Hey man you’ll get through this. Get outside. Be active. We love you », lui répond un autre.

Le spectateur, anonyme parmi les anonymes, se rappelle qu’il est un sujet parlant. C’est l’irruption du Logos dans la caverne d’Éros.

Mais, au final, pourquoi?

Les études et analyses sont nombreuses. Dans Watching Porn, (Un)Doing Gender? Young People’s Experiences and Understandings of Online Porn, les auteurs ont mené des entretiens avec des adolescents pour comprendre comment ils interprètent les codes du porno. Leur conclusion est nuancée : les jeunes ne sont pas de simples consommateurs passifs. Ils négocient activement les représentations qu’ils voient, les commentent, les critiquent, voire les tournent en dérision.

Regarder et commenter devient un moyen de faire ou de défaire le genre : un espace où l’on peut, selon les moments, confirmer les stéréotypes ou les subvertir.

Ainsi, les commentaires en ligne fonctionnent comme une extension discursive du regard, un lieu où se fabrique la grammaire du désir contemporain. En d’autres mots, le commentaire pornographique, souvent ignoré, est un moment de discours, un espace de friction entre le construit normatif et le désir singulier.

De son côté, l’article Normalizing and Gendering Affects: How the relation to porn is constructed in young women’s magazines s’intéresse à la manière dont les émotions et les réactions autour de la pornographie sont codifiées socialement. Ses autrices montrent que parler de porno, c’est toujours plus que parler de sexe : c’est parler de moralité, de honte, de plaisir et de pouvoir.

Les discussions publiques (sur des forums, des chroniques, ou même dans les commentaires de vidéos) créent des « scripts affectifs » : elles définissent ce qu’il est convenable de ressentir, et comment le dire. Ainsi, ces commentaires participent à la subjectivation sexuelle : ils construisent des modalités de reconnaissance, normalisent certaines émotions, en rejettent d’autres.

Dans ce cadre, les commentaires sur les sites pour adultes se situent dans une zone-frontière fascinante : ni débat public conscient, ni pure pulsion muette, mais un entre-deux du discours, une zone où le désir tente de se dire sans langage préexistant. Un espace de subjectivation au sens foucaldien : un lieu où le sujet se forme en se parlant à lui-même, sous le regard des autres. Le commentaire devient alors une forme de prière postmoderne : on s’adresse à personne, mais on espère tout de même être entendu. Et dans cet espoir minuscule, il y a déjà quelque chose de profondément humain.

Judith Butler en navigation privée

Judith Butler aurait adoré ces sites ou, du moins, ses commentaires. Car derrière les blagues, les « Nice lighting bro » et les « She’s art », il se joue quelque chose de profondément humain et, donc, sociologique.

Dans Gender Trouble et Bodies That Matter, Butler propose une idée révolutionnaire en insistant sur le fait que le genre (et, par extension, le désir) n’est pas quelque chose que l’on est (une essence), mais quelque chose que l’on fait (une pratique). C’est une série d’actes répétés dans un cadre normatif, avec une dose d’itérabilité, de citation des normes et d’écart.

Autrement dit, nous faisons notre genre plus que nous ne le sommes. Nos gestes, nos mots, nos postures rejouent sans cesse les codes sociaux du féminin, du masculin, du désirable, tout en y introduisant des variations, des décalages, des brèches. C’est ce qu’elle appelle la performativité : le fait que le langage et les comportements ne décrivent pas une identité déjà là, mais la produisent en l’énonçant. Le langage devient alors un acte, et le désir, une mise en scène répétée de soi.

Or, les commentaires sur les sites pornographiques participent exactement de cette logique. Ils sont des micro-performances du désir. Chaque phrase postée (qu’elle soit drôle, cynique ou sérieuse) devient un acte performatif : le sujet s’invente, se teste, se déploie dans le regard (ou l’absence de regard) de l’autre, une manière d’exister dans l’œil anonyme du web.

Quand quelqu’un écrit : « Here for the cinematography », il ne parle pas seulement d’esthétique ; il se place à distance du cliché pornographique, il joue un rôle d’observateur cultivé, ironique. Quand un autre écrit : « Stay safe queen », il performe une masculinité bienveillante, non prédatrice, et invente (consciemment ou non) une autre manière d’être désirant dans un espace saturé de domination visuelle. Et lorsqu’un internaute écrit : « Bruh, I don’t even wanna jerk off anymore, I just wanna be happy », il détourne la scène du plaisir vers celle de la confession : un basculement du corps vers l’âme, un moment de vulnérabilité partagée.

Chacun de ces énoncés, dans sa maladresse ou sa drôlerie, produit du sujet. Ces micro-actes de langage fabriquent des identités, font exister des individus dans le champ du regard numérique.

Le commentateur, caché derrière son pseudo improbable, fait quelque chose en parlant : il s’essaie à une forme de soi. Il ne décrit pas seulement le corps filmé ; il s’invente dans le regard de l’autre, même quand cet autre ne répond pas.

Butler dirait que ces commentaires sont des rituels discursifs : des micro-répétitions qui font exister le je désirant à travers le dire. Chaque mot est un petit acte de résistance à la désincarnation des plateformes ; chaque ligne, une tentative de restituer une présence dans un espace conçu pour l’absence. Le site devient alors une scène de théâtre paradoxale : une agora du désir où l’on rejoue les scripts de la masculinité, de la féminité, de la séduction, parfois pour les renforcer, parfois pour les détourner. Sous la surface d’un site industriel du plaisir, s’écrit en continu une multitude de micro-récits performatifs : des identités bricolées, fluctuantes, éphémères, mais sincères.

Et peut-être est-ce là le vrai paradoxe de l’ère algorithmique : dans un espace pensé pour le silence et la consommation immédiate, le langage revient par effraction. Sous les moqueries, les compliments, les élans maladroits, on entend encore un murmure : celui d’une humanité qui, même nue, même anonyme, cherche à se dire.

La parole, dernière luxure humaine : parler pour exister

Nos désirs sont aujourd’hui gérés par des algorithmes. Mais la parole, elle, leur échappe encore. Parler, même dans le vide, c’est une façon de déjouer la mécanique, de rappeler que le plaisir n’est pas qu’un réflexe, mais aussi un récit, une émotion, un besoin d’adresse.

Ces phrases postées à trois heures du matin (inutiles, drôles, sincères) sont peut-être les derniers vestiges d’une humanité qui refuse le mutisme. Ces commentaires feuilletés, souvent ignorés, sont les derniers rebelles du silence numérique. Ils sont des actes de survie symbolique dans un espace saturé de bruit visuel et de froide automatisation. Ils disent : « Je suis ici. Je pense. Je ressens. Même dans l’ombre de l’écran ».

Dans la grande usine à fantasmes, l’humain continue de parler, même tout seul, même dans le vide. Et c’est peut-être là, au fond, que la philosophie a encore quelque chose à apprendre : non pas dans les bibliothèques silencieuses, mais dans ces espaces où le désir, par accident, apprend à écrire. Tant qu’il restera quelqu’un pour écrire « The camera trembles, the heart trebles more » sous une vidéo X à trois heures du matin, il restera une trace d’humanité fragile, pixelisée, mais vivante.


Sources :

Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York : Routledge, 1990.

Judith Butler,  Bodies That Matter: On the Discursive Limits of Sex, New York : Routledge, 1993.

Maris E., Libert T., & Henrichsen J. R. (2020). “Tracking sex: The implications of widespread sexual data leakage and tracking on porn websites”, New Media & Society, n° 22, pp. 2018-2038.

Medium, “Pornhub comments make me laugh”, 29 decembre 2021.

Meehan C. (2025), “Watching Porn, (Un)Doing Gender? Young People’s Experiences and Understandings of Online Porn”, Archive of Sexual Behaviour, n°54, pp.721-732.

The mighty, “Why these Pornhub comments about depression matter”, 9 mai 2024.

Kolehmainen M. (2010), “Normalizing and Gendering Affects: How the relation to porn is constructed in young women’s magazines”, Feminist media Studies, n° 10, pp. 179-194.

Bernard Stiegler, La société automatique. 1. L’avenir du travail. Paris : Fayard, 2015.

Ode au ras-le-bol de la masculinité toxique (et à Pedro Pascal, miroir d’un désir nouveau)

Ode au ras-le-bol de la masculinité toxique (et à Pedro Pascal, miroir d’un désir nouveau)

Ces derniers jours, j’avais bien du mal à trouver un sujet pour le prochain post de ce blog. Chaque idée qui me venait semblait trop grave, trop chargée, trop… « philosophie du mal » d’Hannah Arendt appliquée à la situation géopolitique actuelle. Et franchement, entre deux actualités anxiogènes et trois insomnies existentielles, je n’avais pas la force de plonger, encore, dans les abîmes du totalitarisme (pour le moment).

C’est alors qu’une conversation en apparence anodine m’a ouvert une autre voie. Un échange banal, presque idiot, avec une amie sur Instagram. Elle m’envoie (pour la quinzième fois ce mois-ci) un mème représentant Pedro Pascal, affublé du désormais rituel « Internet’s daddy ». Cette fois, il ne s’agissait pas d’un montage de lui entouré de cœurs, ni d’une femme réagissant à son dernier shooting pour Vanity Fair, ni d’un extrait d’interview où il rit comme s’il s’excusait d’exister. Non, juste un message avec ce texte :
« Je veux qu’il me borde avec une couverture en laine et m’explique pourquoi je mérite l’amour. »

Et là, ça m’a frappée.
Pas elle. La réalité.

Si tant de gens fantasment sur lui, ce n’est pas un simple effet de mode. Il y a là quelque chose qui touche à notre époque, à nos désirs, à notre rapport au masculin. Et si ce “daddy collectif” était, en réalité, le symptôme, voire l’annonce, d’une transformation bien plus profonde de la société ?

Actor Pedro Pascal at the U.K. premiere of Marvel’s Thunderbolts in London Tuesday, April 22 2025

Alors plutôt que de philosopher sur le mal, parlons d’un homme qui incarne peut-être le bien. Ou, du moins, une masculinité qui ne fait plus de mal.

Car si l’acteur suscite autant d’engouement, ce n’est pas uniquement pour son jeu ou son sourire en coin. C’est parce qu’il est devenu, presque malgré lui, la sublimation en image d’un sentiment collectif. Il cristallise un désir diffus, difficile à nommer, mais de plus en plus partagé : celui d’une autre manière d’être homme.

Dans un monde saturé de masculinités brutales, conquérantes, sûres d’elles-mêmes jusqu’à l’arrogance, Pedro Pascal apparaît comme un contre-modèle. Il ne vient pas avec des slogans ou des manifestes, mais avec une posture, une attitude, une présence. Il ne domine pas, il accompagne. Il ne parle pas fort, il répond doucement. Il ne prend pas toute la place, il en dégage pour les autres.

Et c’est précisément cela qui le rend si désirable.

Le mâle alpha ne fait plus rêver (et c’est tant mieux)

Nous vivons une époque charnière où les figures traditionnelles de virilité sont de plus en plus contestées. Ce que ces images de Pedro Pascal révèlent, et rendent tolérable, même désirable, c’est une mutation de la figure masculine. Le vieux modèle viril, hérité du patriarcat industriel et guerrier, est en perte de vitesse : l’homme fort, stoïque, dominateur, indifférent à ses émotions comme à celles des autres suscite aujourd’hui autant de méfiance que de lassitude. Pire : il fatigue, il fait peur, il fait mal.

La virilité “classique” ne fonctionne plus. Elle isole, elle blesse, elle engendre des violences qu’on ne veut plus tolérer. Mais face à cette désaffection, aucune alternative stable n’a encore pris le relais.

C’est ce que la sociologue Raewyn Connell appelle la « désorientation du genre dominant » : le masculin n’est pas encore sorti du patriarcat, mais il a cessé d’y croire pleinement.

C’est dans cet espace d’incertitude que s’inscrit la popularité de l’acteur. Il n’est pas un révolutionnaire, ni un penseur du genre. Mais il habite autrement la masculinité. Il offre une version plausible, presque rassurante, de ce que peut être un homme aujourd’hui : vulnérable sans être effacé, protecteur sans être oppressant, attentionné sans être effrayé de l’être.

En cela, il rejoint ce que la philosophe Judith Butler nomme « la performativité du genre ». Pour Butler, on ne « naît » pas homme ou femme, on le devient à travers des actes, des postures, des discours.

Le genre est un faire, pas un être.

Ainsi, Pedro Pascal, en tant que figure publique, propose une autre performance de la masculinité. Il ne joue pas un « homme » au sens figé : il performe une masculinité ouverte, sensible, poreuse. Non plus l’affirmation de soi par la force ou la compétition, mais par la douceur, l’humour, l’attention aux autres. Il ne brise pas les codes de la virilité : il les élargit.

Un produit marketing… mais un révélateur puissant

En ce sens, son succès est moins une exception qu’un symptôme culturel. Il n’a pas besoin de dire « je suis un nouvel homme » : il le performe, discrètement, sans théâtralité. Et cela suffit à déclencher un désir collectif. Car ce que l’on désire à travers lui, c’est peut-être la fin d’un système : la fin de la domination virile comme horizon obligé du masculin. Il montre que la masculinité peut être réinventée sans être annihilée.

Et même si cette image publique est, en partie, le fruit du travail bien rodé de son publiciste, soigneusement construite pour le rendre attachant, fréquentable, désirable, cela ne change rien à l’essentiel. Ce qui importe, ce n’est pas lui, mais la réaction collective qu’il suscite.

Ce n’est pas tant Pedro Pascal en tant qu’individu qui est intéressant, mais ce que sa réception révèle : un ras-le-bol généralisé de la vieille masculinité, autoritaire, rigide, étouffante.

Un homme qui ne fait pas peur, c’est déjà un fantasme politique

Dans une société fatiguée par le machisme toxique, dans ses versions triviales (mansplaining, domination sexuelle, contrôle) comme systémiques (violences conjugales, inégalités salariales, monopole du pouvoir), l’imaginaire collectif semble chercher des figures alternatives.

Pascal devient alors une surface de projection. Il est ce que l’on attend : un homme sans domination, une autorité sans autoritarisme, un corps masculin qui ne menace pas. L’aimer, ce n’est pas simplement craquer pour un acteur, c’est refuser la domination virile, même inconsciemment.

L’homme du futur ? Juste un mec bien. Enfin.

Ce que Pedro Pascal symbolise, au fond, c’est une masculinité en transition. Une masculinité post-patriarcale qui n’a pas encore de nom, mais qui cherche à se dire, à se rendre visible. Il ne s’agit pas de le sanctifier, ni d’en faire un messie du féminisme. Il reste un homme dans une industrie profondément sexiste, avec les privilèges que cela implique. Mais le fait qu’il soit aujourd’hui perçu comme désirable précisément parce qu’il est doux, respectueux, vulnérable, et non malgré cela, est en soi un symptôme réjouissant.

Peut-être est-ce cela, la révolution silencieuse : non pas abolir la masculinité, mais la libérer du poids qu’elle s’impose à elle-même depuis trop longtemps. Rompre avec l’idée que l’homme doit être fort, dominant, imperméable. Ouvrir l’imaginaire collectif à d’autres manières d’être un homme : non pas en opposition aux femmes, mais en relation avec elles, et avec soi-même.

Non, Pascal ne renversera pas le patriarcat à lui seul. Ce n’est pas un penseur ni un militant, c’est un acteur. Mais c’est précisément parce qu’il est une figure publique, une icône façonnée par l’industrie, qu’il est révélateur. Ce que l’on projette sur lui, ce que l’on désire à travers lui, dit quelque chose de nous, ici et maintenant.

Dans cette époque saturée de crises et de tensions, il n’est pas anodin que ce qui attire ne soit plus la toute-puissance virile, mais la tendresse, la fatigue assumée, la douceur. Peut-être même la capacité à prendre soin.

Alors si quelqu’un devient, l’espace d’un moment, le visage d’un masculin qu’on ne craint plus, qu’on ne subit plus (qu’on peut enfin aimer sans se trahir !)… tant mieux.
Car s’il plaît autant, ce n’est pas parce qu’il est exceptionnel, mais parce que les autres hommes refusent encore de l’être.

Et quand le simple fait de ne pas être un connard devient érotique,
c’est que quelque chose cloche.
Et que quelque chose change.


The Last of Us : que nous dit la mort de Joel sur la fiction dans un monde en crise ?

The Last of Us : que nous dit la mort de Joel sur la fiction dans un monde en crise ?

J’ai été choquée, presque éteinte, par la mort de Joel dans le deuxième épisode de la saison 2 de The Last of Us. Pas simplement parce que je m’étais attachée à lui. Pas seulement parce que la scène est d’une brutalité glaçante. Mais parce qu’en tant que spectatrice, j’ai eu le sentiment qu’on m’imposait une douleur supplémentaire, dans un monde qui en déborde déjà.

À une époque marquée par les guerres, les crises climatiques, les violences systémiques, les nouvelles angoissent et les réseaux saturent : tout fait déjà mal. Alors je me suis demandé sincèrement, philosophiquement : pourquoi la fiction choisit-elle encore d’ajouter de la souffrance au tableau ? Pourquoi ne pas offrir un peu de distance, de soulagement, de beauté ? À quoi bon représenter la souffrance de façon si crue, si réaliste ? Pourquoi faire de l’art un miroir aussi impitoyable, alors même que le monde réel déborde déjà de douleurs, de conflits, de pertes ?

Et surtout : à quoi bon représenter, avec autant de cruauté, une perte fictive quand tant d’autres, bien réelles, nous habitent déjà ?

From the series The last of Us, Bella Ramsey (Ellie) and Pedro Pascal (Joel) in The Price, season 2 (2025)

Montrer le monde tel qu’il est — ou tel qu’il pourrait être ?

La fiction a longtemps eu deux vocations qui en font sa structure, en une tension fondamentale : d’un côté, elle doit refléter le monde, sa dureté, ses conflits, sa part de tragique. De l’autre, elle doit proposer un écart, une échappée, une possibilité de réinvention. Elle oscille entre réalisme et utopie, miroir et fenêtre.

La série The Last of Us se situe résolument du côté du miroir sombre : elle nous montre un monde dévasté, cruel, sans pitié, où les attachements deviennent des faiblesses, et où la mort survient sans annonce ni justice. Elle n’adoucit rien, elle ne console pas : elle impose. Et en cela, la narration est cohérente. Mais la question demeure : avons-nous besoin que la fiction colle autant à la réalité ? Ne pourrait-elle pas nous offrir, sinon un espoir naïf, du moins une respiration ? Un contrepoids à l’effondrement du réel ?

Paul Ricoeur, dans son œuvre Temps et Récit, distingue trois temps de la narration :

  • le temps vécu, souvent chaotique et brut ;
  • le temps configuré par le récit ;
  • et enfin, le temps refiguré dans la conscience du lecteur ou du spectateur.

Ainsi, la fiction n’est pas seulement là pour reproduire la vie : elle est là pour l’organiser, la rendre intelligible, la symboliser.

Ricoeur parle alors de refiguration : une opération poétique et philosophique par laquelle la fiction donne forme à l’expérience humaine. Elle transforme un événement en événement signifiant. Elle ne nie pas la violence, mais elle l’inscrit dans un cadre où elle peut être pensée, digérée, partagée. La fiction devient alors une médiation, non une redite.

Mais pour que cela fonctionne, il faut une certaine distance. Or, la brutalité de la mort de Joel (si brutale qu’elle paraît presque absurde) ne semble pas toujours passer par cette médiation. Elle est vécue comme un traumatisme, non comme une élaboration. Elle ne nous aide pas à penser la violence : elle nous la fait revivre, sans filtre. Le récit, au lieu de produire une distance critique ou émotionnelle, s’infiltre dans nos affects bruts. Il ne refigure plus : il réimpose.

Quand la fiction ne soigne plus

Ce n’est pas qu’une scène choquante. La mort de Joel est une perte réelle pour le spectateur. Elle suscite un deuil symbolique.

La scène de la mort de Joel pourrait être interprétée comme un appel à la lucidité : « voilà ce que serait vraiment un monde sans loi, sans pitié ». Mais elle peut tout aussi bien être perçue comme une forme d’agression narrative, une violence qui désarme plutôt qu’elle ne mobilise.

Et c’est là que la fiction devient ambiguë : est-elle un espace de catharsis, de réparation ? Ou un lieu de reproduction traumatique ?

Dans The Last of Us, Joel est pleuré, mais la manière dont il meurt, sans dignité, pose question. On ne nous laisse pas le temps d’honorer sa perte. La scène ne soigne pas : elle ouvre une plaie. Et c’est peut-être ce que la fiction actuelle fait trop souvent : elle traumatise, mais n’accompagne pas. Elle montre la chute, sans proposer de levée.

Pourtant, entre miroir fidèle et fenêtre ouverte, la fiction a une marge à inventer et un pouvoir précieux. Elle n’a pas à choisir entre mentir et blesser. Elle peut symboliser la douleur sans la reproduire crûment : elle peut transformer la douleur en pensée, en langage, en récit, et ainsi accompagner le réel sans s’y soumettre. Elle peut faire d’une mort non pas une fin, mais un événement symbolique, un moment de passage, de mémoire : elle peut nous mettre face à la fin, tout en laissant entrevoir un après.

Est-ce ce qui se passe avec la mort de Joel ? Absolument pas. Et laissez-moi être claire : ce n’est pas le fait que Joel meure qui dérange. Sa disparition peut parfaitement avoir un sens narratif et symbolique fort : elle peut marquer un tournant, déclencher un mouvement, creuser une faille dans l’univers moral de la série.
Ce qui trouble profondément, c’est la manière dont cette mort est représentée : une mise à mort brutale, longue, expiatoire, presque insupportable dans sa cruauté. Ce n’est pas une mort qui est racontée, c’est une exécution qui est exhibée. En cela, la scène ne laisse pas la place au deuil : elle impose une sidération. La violence devient le centre de l’attention, non la perte. Et cette focalisation sur le choc plutôt que sur le sens prive le spectateur de toute élaboration symbolique. Ce n’est pas une mort qui fait récit ; c’est une violence qui écrase.

La fiction aurait pu nous faire traverser la perte de Joel, mais, lorsque la fiction échoue à rendre la perte signifiante, elle ne joue plus son rôle de médiation : elle se contente de blesser.

Contre l’imaginaire de la fin : réhabiliter la puissance de l’art

Nous vivons une époque saturée de réalités violentes. Est-ce pour cela que la fiction devient si sombre ? Ou est-ce justement une occasion de résister à cette noirceur ?

Représenter la mort, le deuil, la perte, n’est pas un problème en soi. C’est même une mission ancienne de l’art. Mais tout dépend de la manière. De l’intention. De ce qu’on propose au spectateur une fois le choc passé.

Dans un monde saturé de catastrophes (sociales, écologiques, politiques) on pourrait espérer que la fiction joue un autre rôle : celui de contrepoids au réel, de respiration, voire de réinvention. Sans verser dans l’utopie naïve, il est possible de proposer des récits qui ne se contentent pas de refléter l’effondrement, mais qui dessinent des formes de résilience, d’éthique, de lien.

Selon Cornelius Castoriadis, l’imaginaire possède une fonction « créatrice ». D’après le philosophe, la société ne tient pas seulement par ce qui est, mais par ce qu’elle peut imaginer de différent. La fiction est alors une puissance politique, symbolique, existentielle. Si elle abdique cette fonction, si elle ne fait que répéter le chaos, alors elle risque de renforcer la fatalité.

« L’imaginaire radical est la faculté humaine de faire émerger du nouveau, du non-préexistant, aussi bien dans le social que dans l’individuel. »

Cornelius Castoriadis, Fait et à faire, Seuil, 1997

Ainsi, si la fiction ne fait que reproduire le réel dans sa cruauté en cherchant à être « réaliste », elle risque de devenir complice d’un monde sans issue, et d’alimenter l’imaginaire de la fin. Mais si elle transforme, si elle donne sens, si elle élabore des formes de résilience, alors elle peut devenir un véritable espace de pensée et de soin.

La fiction ne devrait pas seulement nous montrer comment le monde s’effondre : elle devrait nous aider à imaginer comment nous pourrions encore y tenir debout.

Ne nous laissez pas face contre terre

Je ne réclame pas des histoires édulcorées. Mais j’aimerais des œuvres qui nous accompagnent. Qui nous aident à porter le poids du réel, plutôt que de l’alourdir. Qui sachent que la violence ne vaut pas seulement d’être montrée, mais pensée, racontée, ritualisée.

Et si l’art ne doit pas toujours consoler, il peut au moins nous éviter de désespérer.

Si la fiction doit nous briser, qu’au moins ce soit pour nous recoller autrement, pas pour nous laisser, comme Joel, face contre terre, sans mots ni sens.


Sources :

Michel Lallement, « Cornelius Castoriadis. L’imaginaire au fondement des sociétés», Sciences humaines, 185(8), p. 16, 2007.

Nicolas Poirier, « Cornelius Castoriadis. L’imaginaire radical », Revue du MAUSS, 21(1), p. 383-404, 2003.

Paul Ricoeur, Temps et récit, Seuil Points Essais, Tome 1, 1991.

Guy Samama, « Paul Ricoeur : une antériorité qui se survit de l’identité à la promesse », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Tome 130(1), p. 61-70, 2005.

Post-vérité et Trump : anatomie d’un monde qui ne croit plus en rien

Post-vérité et Trump : anatomie d’un monde qui ne croit plus en rien

En 2016, le dictionnaire Oxford a désigné “post-truth” comme mot de l’année. Il ne s’agissait pas d’un caprice lexical, ni d’une mode passagère : c’était un sismographe linguistique captant une secousse dans les fondations mêmes du réel partagé. Alors comme aujourd’hui, le phénomène Trump,  avec son style provocateur, ses attaques contre les médias, ses déclarations mensongères répétées, n’était pas simplement une surprise électorale : il était le symptôme d’un basculement civilisationnel. Et le mot post-vérité, ce n’était pas seulement un constat linguistique, c’était un diagnostic politique, une manière de nommer le climat toxique qui s’était cristallisé autour de l’élection de Donald Trump dans cette nouvelle époque, où ce qui est arrivé compte moins que ce que l’on ressent comme ayant eu lieu. L’émotion prime sur la preuve, la croyance sur l’examen, l’impact sur la rigueur. La vérité a cédé la place à la vérité perçue : une version du monde modifiable à volonté, customisée selon les désirs, les peurs, les appartenances. Aujourd’hui, la réalité est malléable, la perception est manipulable, et la vérité est algorithmique.

Source : Pexels

L’algorithme, ce prophète mensongère

À l’ère numérique, le réel ne s’impose plus par sa consistance, mais par sa capacité à capter l’attention : ce fameux engagement que tous semblent vénérer, à la manière dont on vénère un prophète aveugle, qui récite en boucle ce que les foules souhaitent entendre.

Qu’est-ce que cela signifie ? Que les géants du web ne cherchent pas à diffuser ce qui est vrai ou juste, mais ce qui génère le plus de clics : leurs algorithmes n’ont ni éthique, ni mémoire, et ne jugent pas la véracité d’un contenu, ils évaluent sa performance, sa capacité à déclencher une réaction.

Et ce qui retient l’attention n’est pas le calme, la nuance ou la complexité, mais le choc, le conflit, l’émotion brute. Ainsi, le faux y prospère, car il est souvent plus séduisant que le vrai.

Dans ce contexte, l’algorithme devient une sorte de prophète moderne, non pas parce qu’il dit l’avenir, mais parce qu’il façonne notre perception du présent. Il nous montre un monde filtré à travers nos préférences, nos peurs, nos obsessions.

Ainsi, l’algorithme distribue à chacun une version du réel taillée sur mesure : une prophétie personnalisée. C’est ce que Eli Pariser (directeur général d’Upworthy) a nommé dès 2011, dans son TedTalk, la  “filter bubble” : un cocon invisible, tissé à partir de nos clics, de nos likes, de nos silences même. Ainsi, tels les prisonniers enchaînés dans la caverne de Platon, qui ne voient que les ombres des choses, nous, aujourd’hui, enfermés dans cette bulle, ne voyons plus le monde tel qu’il est, mais tel que notre profil comportemental nous prédispose à le croire. Le doute se rétrécit, la pensée se courbe, la croyance se renforce. Et la vérité, elle, se dissout doucement dans la personnalisation algorithmique. Et la désinformation n’a plus besoin d’être imposée : elle se répand par affinité.

Désinformation : la “vérité alternative” comme stratégie politique

Donald Trump n’a pas utilisé les réseaux sociaux pour convaincre, mais pour submerger l’audience. Il ne tenait pas à construire un discours cohérent, au contraire, il en a dispersé cent à la fois, jusqu’à faire éclater toute notion de cohérence.

Ainsi, dans sa communication, le mensonge n’est pas pas une faute : c’est une méthode, un outil stratégique pour brouiller les repères, fatiguer la raison, rendre toute affirmation aussi douteuse que son contraire.

Un exemple ? La réaction rapportée après les élections de 2020 par The Atlantic, lorsque, après sa défaite, plus de 75 % des électeurs républicains déclaraient ne pas croire au résultat de l’élection. Non pas à cause de preuves, mais à cause d’une narration répétée, amplifiée, puis internalisée qui avait porté le récit à gagner sur la réalité. Le mensonge, à force d’être relayé en ligne, était devenu algorithmique : l’illusion avait pris la forme d’une conviction collective. Depuis, la situation ne fait que se répéter.

Ainsi, lorsque Kellyanne Conway, la conseillère de Donald Trump, pour défendre le président accusé de mensonge, parle d’“alternative facts”, ce n’est pas un lapsus, ni une erreur de communication. C’est un programme. Un manifeste. Une nouvelle grammaire du réel, où le mensonge n’est plus une faute, mais une stratégie. La vérité devient un champ de ruines, où chacun pioche les morceaux qui l’arrangent.

Et dans cette logique-là, “fake news” n’est pas une catégorie de contenu : c’est un outil rhétorique pour délégitimer l’opposant, miner la confiance, dissoudre les repères.

Ainsi, relayés par les réseaux sociaux en un flux sans fin, ces “faits” pénètrent notre “bulle”, cet univers de contenus calibrés, où le citoyen n’exerce plus un choix, il réagit. Nous consommons des récits adaptés à nos affects, et finissons par voter dans un théâtre dont les coulisses nous sont invisibles.

La question surgit alors : et si le plus grand triomphe de l’algorithme n’était pas d’avoir effacé la vérité, mais de l’avoir remplacée sans que personne ne s’en aperçoive ?

Philosophie du chaos : penser dans l’incertitude

La crise actuelle de la vérité dépasse les enjeux médiatiques ou partisans : elle est ontologique, existentielle. Quand les images mentent, quand les faits chancellent, quand chaque version du monde a ses preuves et ses partisans, comment pouvoir encore penser ensemble comme société ?

Que la vérité ne soit jamais neutre, qu’elle soit le fruit d’un agencement de discours, produite là où le pouvoir s’exerce, Michel Foucault nous l’avait déjà dit lorsqu’il écrivait :

Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la vérité  : c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais…

Michel Foucault, Dits et écrits II : 1976-1988, Éditions Gallimard, 2001, p. 158

La vérité, donc, n’est jamais une essence brute : elle est produite, distribuée, valorisée par des mécanismes de pouvoir. Longtemps, ce pouvoir fut religieux, puis étatique. Aujourd’hui, il est informatique, algorithmique, privé. Mais voilà : dans l’ère post-vérité, les faits ne parlent plus. Ils sont noyés dans le bruit, contredits en boucle, reconfigurés en flux. Le réel devient instable. Il vacille. Et dans ce vertige, les algorithmes prennent le relais. Ce ne sont plus les prêtres ou les souverains qui façonnent notre perception du réel, mais des lignes de code, silencieuses et omniprésentes au service d’un pouvoir qui s’y noue et s’y dissimule.

La vérité comme (seul) acte de résistance

Face à ce brouillard persistant, le cynisme rôde. Faut-il s’enfermer dans le doute, croire tout ou ne plus rien croire ? Abdiquer le réel comme on éteint un écran ?

Peut-être qu’à contre-courant des flux numériques, la vérité se niche désormais dans le geste lent, dans la lecture attentive, dans le refus des certitudes immédiates. Là où l’algorithme exige du clic rapide, nous pouvons répondre par la nuance, l’écoute, le contre-temps.

Résister, aujourd’hui, c’est réhabiliter l’esprit critique. C’est enseigner les biais cognitifs, militer pour des plateformes éthiques, défendre des espaces sans publicité, où la pensée a le temps de se déployer. Ce n’est pas spectaculaire. Ce n’est pas viral. Mais c’est nécessaire. Ce n’est pas un chemin facile. Mais c’est le seul qui permette encore de penser librement.

Car dans un monde saturé de récits concurrents, chercher la vérité n’est plus un acte neutre : c’est un acte politique. Et comme l’écrivait Orwell :

Dans une époque de tromperie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire.

À nous d’en faire un acte quotidien.


Sources :

Maxime Bourdeau, « Kellyanne Conway, la conseillère de Donald Trump, défend le présent des accusations de mensonges en osant parler de… “faits alternatifs” », Huffpost, 23 janvier 2017.

Ronals Brownstein, “The Price Republicans Paid in Georgia”, The Atlantic, 6 janvier 2021.

Michel Foucault, Dits et écrits II : 1976-1988, Éditions Gallimard, 2001.

Eli Pariser, “Beware online ‘filter bubbles’”, TedTalk, mars 2011.Oxford Languages, “Word of the year 2016”, Dictionnaire Oxford, 2016.