« Cogito ergo cum? » Ce que les commentaires sur les sites pour adultes disent de notre humanité numérique

L’étrange éloquence du désir

J’ai écrit mon mémoire en Humanités numériques sur les serial killers et le succès du genre true crime aujourd’hui. Mais, à l’origine, j’avais un autre sujet en tête : les commentaires sur les sites pour adultes. Ce sont ces minuscules fragments de parole qui m’intéressaient : ces mots perdus entre deux corps pixelisés, ces confidences anonymes jetées dans le tumulte du désir. Un professeur m’avait déconseillé ce thème : « Trop marginal, pas assez sérieux ». Alors j’ai préféré les tueurs aux voyeurs. Et j’ai opté pour le meurtre, sujet plus sécuritaire dans une académie. Mais dans l’ombre des pages de mon mémoire s’est glissé un regret discret : celui de ne pas avoir exploré ce lieu étrange où Éros et Logos se frôlent.

Car sur les sites pornographiques, entre deux vidéos, le fil de commentaires est souvent un terrain d’étonnement. Là où l’on s’attend au silence du corps, on trouve des phrases : des déclarations d’amour, des vœux de bonne journée, des blagues, des débats éthiques ou esthétiques. Là où Éros devait régner sans partage, Logos s’invite sans prévenir. Il y a, dans ces commentaires, une étrangeté poétique : une parole qui surgit là où elle ne devrait pas, un mot tendre, une remarque attentionnée, un trait d’humour discret.

On lit :

« Quelqu’un connaît la musique à 2:36 ? »
« J’espère que vous passez une belle journée. »
« Oui, ça c’est cool, mais aimez-vous Shrek ? » »

Ces commentaires anonymes postés entre deux gémissements de pixels sont peut-être la meilleure radiographie de notre époque : celle où le langage et le désir, l’humain et la machine, s’emmêlent dans un murmure étrange. Et dans cette intrusion du mot, dans cette fragilité du dire au milieu du bruit des corps, il y a sans doute quelque chose du vivant : une petite secousse d’humanité dans la grande machinerie algorithmique du désir.

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Le désir sous algorithme

Le porno en ligne, c’est la Silicon Valley du plaisir : tout y est optimisé, calibré, prévisible et vise au maximum du profit. Ainsi, l’algorithme nous regarde, nous étudie,nous anticipe : il sait ce qu’on veut avant même qu’on le formule. Il s’agit, si l’on veut ainsi dire, d’une forme douce de télépathie capitaliste, plus attentive que n’importe quel amant.

Si on veut se tenir aux données, des chercheurs comme Maris, Libert et Henrichsen (2019) montrent que 93 % des sites pornographiques analysés fuyardent des données vers des tiers, souvent sans réelle transparence (Tracking Sex: The Implications of Widespread Sexual Data Leakage and Tracking on Porn Websites).

Les plateformes ne se contentent plus de diffuser des images ; elles produisent du désir comme on produit une marchandise. Chaque clic devient un indice, chaque pause une donnée, chaque préférence un profil à monétiser. Le plaisir n’est plus un élan, mais une statistique ; il s’ajuste aux tendances, se moule aux catégories, s’indexe à des algorithmes de recommandation. Tout ceci n’a qu’un objectif : transformer les pulsions en profit. Plus nous consommons, plus nous cliquons, plus nous regardons, plus le système s’enrichit.

L’économie numérique ne vend plus seulement des corps ou des images : elle vend notre attention, notre excitation, notre temps de cerveau disponible. Bernard Stiegler aurait sans doute parlé d’un désir industrialisé, standardisé, calculé à la milliseconde : un désir que l’on ne vit plus, mais qu’on consomme à la carte, filtré, tagué, archivé. Dans La société automatique, il décrit cette capture du sensible : la manière dont les technologies anticipent nos affects, les orientent, puis les revendent sous forme de comportements prédictibles. Le désir devient ainsi un flux maîtrisable, une ressource extractible comme une autre, au service du capitalisme pulsionnel. Nous ne désirons plus : on désire à notre place.

L’algorithme nous sert nos propres pulsions, déjà digérées, calibrées, prêtes à l’emploi, comme un repas réchauffé de nos instincts, vendu à prix d’or.

Et pourtant, au cœur de cette machinerie froide, le langage revient comme un réflexe vital. Des phrases naissent là où il n’y a, en principe, rien à dire. Au milieu de ce grand laboratoire des pulsions sous surveillance, les gens parlent. C’est la preuve que, même dans le royaume de la pulsion, nous avons encore besoin de dire quelque chose, ne serait-ce qu’un petit mot dans le vide. En plaçant ces commentaires sur le fil de l’algorithme, le sujet tente de reprendre un peu d’espace symbolique.

Les poètes de ****hub

Il y a quelque chose de socratique dans ces commentaires. C’est un miracle discret : des mots apparaissent là où l’on s’attendait au silence des corps. Dans les marges du désir numérisé, le corps est montré, disséqué, mis en scène, mais la parole, elle, s’insinue, maladroite et lumineuse. C’est la revanche du Logos sur l’image, la revanche du mot sur la chair. Ainsi, le spectateur devient interlocuteur, témoin, parfois poète.

C’est la revendication d’un “je” dans un horizon qui voudrait le rendre muet ; l’irruption du langage dans un espace conçu pour l’instantané : un petit acte de résistance au silence algorithmique. Les spectatrices et spectateurs commentent, plaisantent, confient, demandent, remercient, se font poètes et le voyeurs deviennent témoins.

Parfois, c’est drôle : « Here for the cinematography ».

Parfois désarmant : « Video is great but I wanted to let you know that beeping noise is your fire alarm and you need to replace the battery. Can’t make porn vids if your house is on fire ».

Parfois poétique : « The camera trembles, the heart trembles more ».

Et parfois, cela donne envie de croire encore en l’humanité : « Bruh I don’t even wanna jerk off anymore I just wanna be happy », on lit dans un commentaire. « Hey man you’ll get through this. Get outside. Be active. We love you », lui répond un autre.

Le spectateur, anonyme parmi les anonymes, se rappelle qu’il est un sujet parlant. C’est l’irruption du Logos dans la caverne d’Éros.

Mais, au final, pourquoi?

Les études et analyses sont nombreuses. Dans Watching Porn, (Un)Doing Gender? Young People’s Experiences and Understandings of Online Porn, les auteurs ont mené des entretiens avec des adolescents pour comprendre comment ils interprètent les codes du porno. Leur conclusion est nuancée : les jeunes ne sont pas de simples consommateurs passifs. Ils négocient activement les représentations qu’ils voient, les commentent, les critiquent, voire les tournent en dérision.

Regarder et commenter devient un moyen de faire ou de défaire le genre : un espace où l’on peut, selon les moments, confirmer les stéréotypes ou les subvertir.

Ainsi, les commentaires en ligne fonctionnent comme une extension discursive du regard, un lieu où se fabrique la grammaire du désir contemporain. En d’autres mots, le commentaire pornographique, souvent ignoré, est un moment de discours, un espace de friction entre le construit normatif et le désir singulier.

De son côté, l’article Normalizing and Gendering Affects: How the relation to porn is constructed in young women’s magazines s’intéresse à la manière dont les émotions et les réactions autour de la pornographie sont codifiées socialement. Ses autrices montrent que parler de porno, c’est toujours plus que parler de sexe : c’est parler de moralité, de honte, de plaisir et de pouvoir.

Les discussions publiques (sur des forums, des chroniques, ou même dans les commentaires de vidéos) créent des « scripts affectifs » : elles définissent ce qu’il est convenable de ressentir, et comment le dire. Ainsi, ces commentaires participent à la subjectivation sexuelle : ils construisent des modalités de reconnaissance, normalisent certaines émotions, en rejettent d’autres.

Dans ce cadre, les commentaires sur les sites pour adultes se situent dans une zone-frontière fascinante : ni débat public conscient, ni pure pulsion muette, mais un entre-deux du discours, une zone où le désir tente de se dire sans langage préexistant. Un espace de subjectivation au sens foucaldien : un lieu où le sujet se forme en se parlant à lui-même, sous le regard des autres. Le commentaire devient alors une forme de prière postmoderne : on s’adresse à personne, mais on espère tout de même être entendu. Et dans cet espoir minuscule, il y a déjà quelque chose de profondément humain.

Judith Butler en navigation privée

Judith Butler aurait adoré ces sites ou, du moins, ses commentaires. Car derrière les blagues, les « Nice lighting bro » et les « She’s art », il se joue quelque chose de profondément humain et, donc, sociologique.

Dans Gender Trouble et Bodies That Matter, Butler propose une idée révolutionnaire en insistant sur le fait que le genre (et, par extension, le désir) n’est pas quelque chose que l’on est (une essence), mais quelque chose que l’on fait (une pratique). C’est une série d’actes répétés dans un cadre normatif, avec une dose d’itérabilité, de citation des normes et d’écart.

Autrement dit, nous faisons notre genre plus que nous ne le sommes. Nos gestes, nos mots, nos postures rejouent sans cesse les codes sociaux du féminin, du masculin, du désirable, tout en y introduisant des variations, des décalages, des brèches. C’est ce qu’elle appelle la performativité : le fait que le langage et les comportements ne décrivent pas une identité déjà là, mais la produisent en l’énonçant. Le langage devient alors un acte, et le désir, une mise en scène répétée de soi.

Or, les commentaires sur les sites pornographiques participent exactement de cette logique. Ils sont des micro-performances du désir. Chaque phrase postée (qu’elle soit drôle, cynique ou sérieuse) devient un acte performatif : le sujet s’invente, se teste, se déploie dans le regard (ou l’absence de regard) de l’autre, une manière d’exister dans l’œil anonyme du web.

Quand quelqu’un écrit : « Here for the cinematography », il ne parle pas seulement d’esthétique ; il se place à distance du cliché pornographique, il joue un rôle d’observateur cultivé, ironique. Quand un autre écrit : « Stay safe queen », il performe une masculinité bienveillante, non prédatrice, et invente (consciemment ou non) une autre manière d’être désirant dans un espace saturé de domination visuelle. Et lorsqu’un internaute écrit : « Bruh, I don’t even wanna jerk off anymore, I just wanna be happy », il détourne la scène du plaisir vers celle de la confession : un basculement du corps vers l’âme, un moment de vulnérabilité partagée.

Chacun de ces énoncés, dans sa maladresse ou sa drôlerie, produit du sujet. Ces micro-actes de langage fabriquent des identités, font exister des individus dans le champ du regard numérique.

Le commentateur, caché derrière son pseudo improbable, fait quelque chose en parlant : il s’essaie à une forme de soi. Il ne décrit pas seulement le corps filmé ; il s’invente dans le regard de l’autre, même quand cet autre ne répond pas.

Butler dirait que ces commentaires sont des rituels discursifs : des micro-répétitions qui font exister le je désirant à travers le dire. Chaque mot est un petit acte de résistance à la désincarnation des plateformes ; chaque ligne, une tentative de restituer une présence dans un espace conçu pour l’absence. Le site devient alors une scène de théâtre paradoxale : une agora du désir où l’on rejoue les scripts de la masculinité, de la féminité, de la séduction, parfois pour les renforcer, parfois pour les détourner. Sous la surface d’un site industriel du plaisir, s’écrit en continu une multitude de micro-récits performatifs : des identités bricolées, fluctuantes, éphémères, mais sincères.

Et peut-être est-ce là le vrai paradoxe de l’ère algorithmique : dans un espace pensé pour le silence et la consommation immédiate, le langage revient par effraction. Sous les moqueries, les compliments, les élans maladroits, on entend encore un murmure : celui d’une humanité qui, même nue, même anonyme, cherche à se dire.

La parole, dernière luxure humaine : parler pour exister

Nos désirs sont aujourd’hui gérés par des algorithmes. Mais la parole, elle, leur échappe encore. Parler, même dans le vide, c’est une façon de déjouer la mécanique, de rappeler que le plaisir n’est pas qu’un réflexe, mais aussi un récit, une émotion, un besoin d’adresse.

Ces phrases postées à trois heures du matin (inutiles, drôles, sincères) sont peut-être les derniers vestiges d’une humanité qui refuse le mutisme. Ces commentaires feuilletés, souvent ignorés, sont les derniers rebelles du silence numérique. Ils sont des actes de survie symbolique dans un espace saturé de bruit visuel et de froide automatisation. Ils disent : « Je suis ici. Je pense. Je ressens. Même dans l’ombre de l’écran ».

Dans la grande usine à fantasmes, l’humain continue de parler, même tout seul, même dans le vide. Et c’est peut-être là, au fond, que la philosophie a encore quelque chose à apprendre : non pas dans les bibliothèques silencieuses, mais dans ces espaces où le désir, par accident, apprend à écrire. Tant qu’il restera quelqu’un pour écrire « The camera trembles, the heart trebles more » sous une vidéo X à trois heures du matin, il restera une trace d’humanité fragile, pixelisée, mais vivante.


Sources :

Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York : Routledge, 1990.

Judith Butler,  Bodies That Matter: On the Discursive Limits of Sex, New York : Routledge, 1993.

Maris E., Libert T., & Henrichsen J. R. (2020). “Tracking sex: The implications of widespread sexual data leakage and tracking on porn websites”, New Media & Society, n° 22, pp. 2018-2038.

Medium, “Pornhub comments make me laugh”, 29 decembre 2021.

Meehan C. (2025), “Watching Porn, (Un)Doing Gender? Young People’s Experiences and Understandings of Online Porn”, Archive of Sexual Behaviour, n°54, pp.721-732.

The mighty, “Why these Pornhub comments about depression matter”, 9 mai 2024.

Kolehmainen M. (2010), “Normalizing and Gendering Affects: How the relation to porn is constructed in young women’s magazines”, Feminist media Studies, n° 10, pp. 179-194.

Bernard Stiegler, La société automatique. 1. L’avenir du travail. Paris : Fayard, 2015.