Parler de la mort aujourd’hui implique de parler de la mort digitalisée, car dans une société comme la nôtre, où la technologie imprègne chaque aspect de notre vie, même les plus sacrés, rien n’est resté intouché. Parler de la mort digitalisée c’est, de fait, parler de la mort actuelle. En Europe, l’espérance de vie a augmenté de façon exponentielle, et la mort est donc perçue comme quelque chose de distant et, paradoxalement, à certains égards, d’inhabituel. Pour la philosophie, la mort a été le point de départ d’une réflexion sur la vie, sur ce qu’il faut pour bien vivre et, donc, ne pas craindre ce qui ne dépend pas de nous et que nous ne connaissons pas, en dernière instance, la mort.

Aujourd’hui, bien plus qu’une révolution de la pensée nous sépare de cette conception antique et philosophique de la mort, la plus récente étant la révolution digitale.
Dans le grand débat et la poussière qu’il soulève entre les avantages des technologies, leurs désavantages, le discours sur la vie privée et la peur envers l’intelligence artificielle, nous nous arrêtons trop rarement pour réfléchir à comment la technologie a changé notre perception et nous a, de fait, changés, touchant tous les aspects de notre vie, jusqu’à atteindre nos façons de penser et de percevoir.
Ces changements touchent à des aspects fondamentaux de notre existence, car ils affectent notre façon de penser et, donc, notre essence, au-delà de notre compréhension de la mort, comme notre perception du temps et de l’espace. L’espace physique se contracte et s’annule dans le trou noir de la communication instantanée, et notre perception de la réalité et de l’expérience est transformée par la prévalence des médias numériques, y compris les photos et les vidéos, qui façonnent notre manière de percevoir et de se souvenir des événements, souvent en privilégiant les représentations visuellement attrayantes plutôt que les expériences réelles. Cela touche aussi notre perception des interactions sociales, notre identité et notre expression personnelle, et enfin, mais non des moindres, notre conception de la mort et de notre finitude.
L’Au-delà numérique : quand les traces digitales redéfinissent l’absence et l’immortalité
Avant l’ère numérique, la présence et l’absence étaient des concepts simples. Lorsqu’une personne décédait, son absence était vivement ressentie à travers le vide qu’elle laissait derrière elle. Cependant, la technologie numérique a brouillé ces lignes. Chaque jour, nous laissons des traces, des signes indélébiles (ou presque) de notre passage (digital) sur terre. Ces traces (quantité énorme de données personnelles – emails, profils sur les réseaux sociaux, photos numériques, et plus) transforment l’ancienne question « qu’y a-t-il après la mort » en une autre : « que devient notre présence en ligne après notre mort ? » On parle alors de « l’au-delà numérique ». D’un point de vue philosophique, cela soulève la notion d’immortalité numérique.
On assiste à un changement de perspective : d’un héritage à travers la mémoire, on passe à la promesse d’une nouvelle forme d’immortalité, où les individus continuent d’exister et d’interagir après leur mort à travers des deadbots et des avatars animés par l’IA.
Ces technologies offrent une forme de présence plus active et engageante que les mémoriaux traditionnels, permettant aux défunts de participer à des interactions sociales et à des événements en cours. En d’autres termes, ces technologies peuvent simuler des conversations et maintenir une apparence de présence, mais elles remettent également en question notre compréhension de ce que signifie être vivant et ce que signifie véritablement mourir.
Qu’est-ce que cela signifie d’être vivant ?
Une des premières questions philosophiques soulevées par ces technologies est indubitablement liée à ce que signifie être vivant. Les concepts traditionnels de la vie sont étroitement liés à la conscience et aux fonctions biologiques. L’immortalité numérique, cependant, implique des simulations dépourvues de véritable conscience. Cela soulève la question : une présence simulée peut-elle être considérée comme une continuation de la vie, ou est-ce simplement une imitation ? On revient à la vieille question du lien entre âme et corps, états mentaux et états physiques, en ajoutant une couche supplémentaire, celle de la virtualité et de la possibilité d’existence d’un état autre, indépendant de l’état physique. Une « âme virtuelle » qui ne nécessite pas de corps pour exister, mais juste pour se manifester. Mais je vous arrête tout de suite : ici, on parle d’une conscience qui de naturel n’a rien, d’une conscience, de fait, artificielle, programmée, où bien que les deadbots et avatars puissent répliquer des comportements et des modes de discours, ils ne possèdent pas la conscience de l’individu en question ni son expérience subjective.
Bien que l’authenticité des représentations numériques soit une question fondamentale, il ne faut pas oublier que ceci signifie revenir à la question primordiale liée à notre essence, à ce qui fait de nous des êtres humains, car ce qui est en question ici est notre compréhension de l’identité et ce que cela signifie de vraiment être quelqu’un.
Mais pas de panique, je vous invite à revenir au bon vieux « je pense, donc je suis » : voilà, ces technologies n’ont rien à voir avec notre humanité car, de fait, on ne peut pas les comparer à une conscience, mais bien à des simulations, des simulacres programmés qui essaient de répliquer une conscience sans pourtant être capables de pensées originales.
Qu’est-ce que cela signifie de véritablement mourir ?
La finalité de la mort a traditionnellement été perçue comme la cessation ultime des fonctions biologiques et de la conscience, marquant une fin absolue à l’existence d’un individu : l’anéantissement total, le point de non-retour. Cependant, l’avènement de l’immortalité numérique perturbe cette notion de longue date en permettant à certains aspects de l’identité d’une personne – tels que sa voix, ses manières et ses souvenirs – de persister et même d’interagir avec les vivants après sa mort à travers des technologies comme les deadbots et les avatars. Cette capacité sans précédent soulève de profondes préoccupations éthiques et existentielles, car elle remet en question le processus naturel de deuil et l’acceptation de la mort.
La présence numérique persistante des défunts peut brouiller la ligne entre vie et mort, compliquant le cheminement émotionnel de ceux qui restent et pouvant potentiellement entraver leur capacité à trouver une clôture. De plus, cela nous pousse à reconsidérer nos définitions de l’identité et de l’existence, en nous demandant si ces vestiges numériques représentent réellement les défunts ou s’ils offrent simplement une illusion de continuité.
Et j’en passe sur la question du fait que la création et l’utilisation de représentations numériques doivent considérer le consentement des défunts.
Réévaluer la vie et la mort à l’ère du Digital
Au cœur du concept de l’au-delà numérique, nous sommes forcés de reconsidérer notre compréhension philosophique de la vie et de la mort. L’essence de l’expérience humaine a toujours été liée à notre mortalité ; notre conscience de la finitude de la vie façonne nos valeurs, nos choix et nos relations.
Nous sommes témoins d’une nouvelle ère où les frontières entre vie et mort deviennent floues, où les avatars numériques peuvent perpétuer des interactions et des souvenirs longtemps après que la biologie ait cessé de fonctionner. Cette évolution technologique, bien qu’elle ouvre des horizons fascinants, pose également des défis éthiques et philosophiques cruciaux. Elle nous oblige à réévaluer nos traditions ancestrales de deuil et d’acceptation de la mort, et à repenser notre propre identité dans un monde où la présence numérique peut survivre à notre absence physique.
L’impact de la mort digitalisée va bien au-delà de la simple extension de la vie après la mort. C’est une invitation à revisiter nos concepts les plus profonds de la vie, de la conscience et de la mortalité, et à nous interroger sur ce que cela signifie réellement d’exister dans une ère où même la mort devient une expérience numérique.