Depuis la naissance de la philosophie, les philosophes se sont penchés sur la question de la mort, car il s’agit d’un argument mystérieux qu’à la fois effraie et fascine l’homme. La mort est donc le sujet philosophique par excellence, à partir du « premier texte philosophique qui nous soit parvenu : le célèbre fragment d’Anaximandre (610-547 av. J.-C.) »1. Anaximandre, de fait, traitait de la finitude de la vie ; en d’autres mots, il traitait de la « nature transitoire des choses »2 :
« Et les choses retournent à ce dont elles sont sorties, comme il est prescrit ; car elles se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de leur injustice, suivant le temps marqué. »
Anaximandre
Anaximandre remarquait ainsi que chaque chose qui existe va irrémédiablement vers une fin, mais il suggère aussi que ces choses, en ce qu’elles viennent de quelque part, puissent y faire retour, ce qui nous amène à penser à une sorte d’immortalité ou à un endroit « où la mort n’a pas d’emprise »3. Voici alors avancée la première idée d’après laquelle la mort ne signifierait pas une « annihilation définitive » 4, mais qu’il doit exister quelque chose qui lui survit. C’est une idée qui, d’une certaine manière, traversera toute la philosophie grecque.

Pythagore (572-497 av. J.-C.)
Pythagore formule les « théories orphiques »5 sur la mort. Sa conception de la mort comportait une sorte de réincarnation continue de l’âme, afin qu’elle puisse se purifier jusqu’à s’unir, en dernier lieu, avec « la divinité »6. Ce qui est important à retenir de cette conception de la mort est qu’elle prône une certaine conduite à laquelle l’homme doit se tenir, afin que son âme puisse se purifier, jusqu’à atteindre le stade divin. On pourrait avancer que Pythagore met en place une éthique liée non seulement à la mort, mais, premièrement, à la façon dont il faut vivre. De ce fait, tout comme le remarque Choron, avec lui,
« La philosophie devient une manière de vivre qui assure le salut ; comme toutes les actions commises dans les vies précédentes ont des répercussions dans les suivantes, elle introduit un élément moral qui lie intimement la théorie et la pratique de la philosophie. »
Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, op. cit., p. 25
Cette idée de philosophie pratique traversera toute la philosophie de la Grèce ancienne, et trouvera sa concrétisation dans les exercices philosophiques mis en place par les différentes écoles philosophiques, avec le but d’aider le philosophe à atteindre une vie heureuse, c’est-à-dire l’ataraxie.
Héraclite (533-475 av. J.-C.)
La philosophie d’Héraclite se caractérise par l’idée d’après laquelle vie et mort seraient liées d’une manière indissoluble, au point que l’une ne se termine pas dans l’autre, mais « le processus de la vie naissant des matières mortes, se poursuive éternellement »7. Pour Parménide, il y a donc une sorte d’ « identité entre la vie et la mort »8.
Il faut retenir en particulier deux idées, qui seront ensuite reprises par la philosophie platonicienne et aristotélicienne : premièrement, la réalité se caractérise par un changement incessant.
Héraclite, écrit Platon, « dit, n’est-ce pas ? que « tout passe et rien ne demeure » ; et, comparant les choses au courant d’un fleuve, il ajoute qu’ « on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve. »
Platon, Cratyle, 402 a9
On peut remarquer que cette même idée de changement incessant caractérisera la réalité sensible dans le Timée de Platon. Platon pose néanmoins l’accent sur le fait que si la réalité ne présente rien de stable, mais elle demeure dans un changement incessant, ça nous serait impossible de la connaître. Cette idée, il l’emprunte au deuxième aspect théorisé par Héraclite : tout change, mais il y a néanmoins quelque chose qui possède la caractéristique d’être éternel.
Cet élément, c’est précisément le « Feu éternel »10, source et fin de toute chose : « Héraclite et Hippase de Métaponte disaient que le feu est le principe de toutes choses. En effet, toutes les choses viennent du feu et, pensent-ils, toutes choses finissent dans le feu. »
Aétius, Opinions, I, III, I I11
Tout naît dans le feu et tout y meurt, le feu étant le seul élément qui demeure éternel et qui permet ce processus dans un monde en changement continu. Par conséquent, une fois que quelque chose est morte, elle peut renaître, car la mort ne demeure pas éternelle, mais elle est aussi quelque chose qui est soumise au changement. Ainsi faisant, Héraclite « minimise la mort en affirmant que tous les changements ne sont qu’apparents, que la mort n’est pas une chose absolue et une interruption irréversible, mais que l’unité de la vie et de la mort signifie que la vie meurt, mais que la mort engendre la vie »12.
Parménide (fin VIe siècle-milieu Ve siècle av. J.-C.)
Parménide ne fonde pas son raisonnement sur le sensible, mais il le fonde « sur la raison »13 : « Parménide, en effet, paraît s’être attaché à l’Un selon la raison (…) » (Aristote, Métaphysique, Livre A, 5, 986b18)14. La thèse de Parménide avance, tout comme le fera Platon toujours dans le Timée, que l’être demeure éternel : « inengendré et impérissable, entier en son corps, continu, immobile sans commencer ni finir » (Parménide, De la vérité)15. Or, une question se pose : si l’être demeure éternel, cela signifie qu’il ne peut qu’être et rien d’autre, ce qui nous amène à penser qu’il ne peut exister rien d’autre que cet être qui demeure toujours le même, le changement et le mouvement étant impensables. « Parménide, (…) en effet, puisqu’il soutient qu’en comparaison de l’être, le non-être n’est rien, il pense que nécessairement il existe une seule chose, l’être et rien d’autre » (Aristote, Métaphysique, Livre A, 5, 986b27-30)16. Par conséquent, si aucun changement n’est possible et il n’est qu’illusoire, la mort est, elle aussi, une illusion17.
À suivre…
La mort en philosophie ancienne : Socrate (469-399 sv. J.-C.).
1. Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, Paris, Payot, 1969, p. 26.
2. Ibid.
3. Id., p. 27.
4. Ibid.
5. Id., p. 25.
6. Ibid.
7. Id., p. 29.
8. Id., p. 28.
9. Platon, Cratyle, texte établi et traduit par Louis Méridier, Paris : Les Belles Lettres, 1931, p. 79.
10. Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, op. cit., p. 28.
11. Aétius, Opinions, cité en : Jean-Paul Dumont, Les écoles présocratiques, Paris : Gallimard, 1988, p. 56.
12. Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, op. cit., pp. 30-31.
13. Id., p. 30.
14. Aristote, Métaphysique, Présentation et traduction par Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin, Paris : GF Flammarion, 2008, p. 90.
15. Burnet, L’Aurore de la philosophie Grecque, Paris : Payot, 1952, p. 202, cité en : Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, op. cit., p. 30.
16. Aristote, Métaphysique, op. cit., pp. 90-91.
17. Burnet, L’Aurore de la philosophie Grecque, op. cit., p. 206, cité en : Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, op. cit., p. 31.