Il est des pays où la mort marche à découvert. Elle ne se cache pas dans les couloirs d’hôpital ni derrière les chiffres : elle circule dans l’air, s’assoit à table, danse sur les places. Nous, en Europe, nous l’avons peu à peu renvoyée dans l’ombre, comme si la nommer risquait de la faire venir. Mais là où d’autres fuient, le Mexique sourit : non pour nier la fin, mais pour lui donner forme, couleur, musique. Peut-être faut-il aller là-bas pour comprendre que la mort n’est pas l’envers de la vie, mais son rythme secret : la respiration qui nous rappelle que tout ce qui passe continue pourtant d’éclore.

J’écris cet article depuis un seuil : celui où la pensée cesse de m’asseoir dans l’assurance et me demande simplement de voir. Voir comme on apprend à marcher : avec la peur d’abord, puis avec l’élan. « Apprendre à voir »1, dirait Merleau-Ponty. Et ce que je vois, au Mexique, c’est que la mort ne se tait pas : elle parle à voix haute, rit, danse, s’accoude aux comptoirs, s’invite aux marchés et aux autels. Elle n’est pas refoulée dans les coulisses ; elle habite la scène.
Nous venons d’un continent où la mort s’est lentement retirée des maisons pour entrer à l’hôpital, puis pour s’enfoncer dans les courbes statistiques. Un continent « à nature dramatique »2, dirait Martinez, acharné à « nier la mort », à la gérer, la désinfecter, la tenir loin des vivants. Nous avons hérité d’une longue dichotomie : bien/mal, vie/mort, corps/âme. Et pourtant, comme nous rappelle Ariès, « l’attitude devant la mort peut paraître presque immobile »3, mais elle se déplace, parfois imperceptiblement, parfois brutalement.
Le Mexique, lui, propose une autre grammaire. Non pas l’abolition de la douleur, mais sa métamorphose.
On y vit, selon Martinez encore, dans une culture « tragique »4 : on ne cherche pas l’immortalité, on apprend à cohabiter avec l’inévitable, à faire avec. C’est une sagesse qui ne nie rien : ni la joie, ni l’horreur, ni l’absurde.
Voir l’invisible
Sur le tarmac de Mexico City, je pense à Günther Anders qui avertissait que réduire le réel au visible, « c’est manquer la réalité »5, parce qu’elle est « grosse de réalités fantastiques »6. La mort est de cet ordre : visible dans l’événement, invisible dans ce qu’elle ouvre, travaille, restructure.
Alors, pour approcher la mort, on part du tangible (les rites, les autels, les processions) pour revenir vers l’idée qui les soutient. La société fabrique des images pour pouvoir habiter l’invisible ; et ces images, en retour, nous fabriquent.
Je me répète cela en regardant, fascinée, les Catrinas, ces élégantes statues en forme de squelette qui rient de leurs orbites vides, et en croisant, au détour d’une église, la Santa Muerte entourée de bougies et de billets pliés. L’ombre n’est pas chassée ; elle est cadencée.
Quand l’Europe fuit la mort et que le Mexique lui sourit
Les conversations au Michoacán m’ont appris à distinguer deux régimes : la mort naturelle, celle qui prévient, qui laisse le temps des adieux, et la mort violente, qui fracture, subite, repentina.
Dans le premier cas, la communauté s’organise autour du velorio. Douze heures de veille, de paroles, de bougies, de mezcal et de récits. On regarde la mort, on la nomme, on la porte ensemble. « The physical body is the thing that dies », me dit un anthropologue7 ; il faut le voir pour comprendre. Une pudeur active : ne pas détourner le regard, pour honorer ce qui advient.
Dans le second cas, la mort surgit comme une scie dans le grain du jour. Le pays en connaît la crudité : la violence des cartels, la banalisation de l’horreur, la tentation de l’héroïsation. Là, l’humour noir et la fête deviennent bouclier, « mental shield », disait mon interlocuteur, non pour célébrer la mort, mais pour survivre à sa répétition. On ne normalise pas l’inacceptable ; on se donne des formes pour ne pas s’effondrer.
La société mexicaine est une société complexe où le multiculturalisme se croise avec les traditions préhispaniques et la religion catholique. Rien ici n’est pur. La colonisation catholique a imposé ses dogmes, ses images, ses fêtes. Mais la culture préhispanique a résisté ; elle a plié sans rompre. De cette tension naît un syncrétisme qui ne juxtapose pas, il compose. La Vierge de Guadalupe à la peau brune répond à la fois aux populations indigènes et à l’imposition de la religion catholique ; la Catrina emprunte au baroque européen pour sourire de l’autre côté.
La culture n’est pas un musée, c’est une pratique : « the capacity to adapt, to pass on, to create »8. Ici, la mort sert de charnière où s’articulent croyances, appartenances, rituels et politiques du quotidien.
La mémoire comme pont
Un après-midi, à Pátzcuaro, D. me montre un citronnier. Sous ses racines, les cendres de son mari. Elle lui parle ; elle laisse un verre de tequila quand le soleil se plie. « Aquí es su lugar… y él me sigue cuidando. » La phrase tombe simple et claire : la mémoire est un lieu.
Le corps est mort, nul déni ici, mais la relation continue de circuler. Le lien n’est pas aboli ; il change de régime.
On retrouve cette logique dans les autels de la Fête des Morts : on dresse des chemins de cempasúchil, on dispose les plats préférés, on invite les absents à revenir. Est-ce littéral ? Métaphorique ? La question importe moins que le geste : entretenir le pont.
Husserl écrivait, en commentant Descartes : « tout état de conscience est conscience de quelque chose »9. La conscience mexicaine de la mort est conscience avec : avec les vivants, avec les morts, avec ce qui se souvient. C’est peut-être cela, briser la dichotomie : non pas nier la coupure, mais lui bâtir un gué. La mort ne peut anéantir que la matière du corps ; elle ne saisit pas la trace. « The body is dead, so what have you left? The memory, the images, the essence… And that’s a social construction »10.
Noche de Muertos : sublimer le tragique
Suivez-moi alors la nuit où tout s’illumine. Les cimetières se couvrent d’orange, les mariachis s’invitent, les enfants croquent des têtes de mort en sucre. La Fête des Morts, héritage préhispanique, tolérée puis récupérée, devient laboratoire spirituel qui rompt avec la dichotomie catholique. De plus, elle est une expression claire de la nature tragique de la société mexicaine : on ne peut rien faire contre la mort, vaut mieux y faire avec. Ou, mieux, fêtons-la. Ainsi, une nuit par année, morts et vivants cohabitent en un moment où « la société se libère des normes imposées »11. On y fait quelque chose d’extrêmement sérieux : on transforme la douleur en fête, sans l’amoindrir.
Octavio Paz a trouvé les mots justes : « Il n’y a rien de plus joyeux qu’une fête mexicaine, mais il n’y a rien de plus triste. La nuit de fête est aussi une nuit de deuil »12.
Ici, la joie n’est pas l’inverse de la tristesse ; elle en est la sublimation. Le tragique et la joie cessent d’être des pôles ennemis pour devenir les deux mains d’un même geste.
Une éthique de seuil
Au fond, ce que le Mexique m’enseigne n’est pas un exotisme de plus, mais une éthique du seuil. La mort est affaire des vivants : aucun groupe humain n’échappe au besoin de symboliser le passage. Alors symbolisons bien : non pour masquer, mais pour rendre habitable. Tenons ensemble les contraires, comme le souhaitait le surréalisme : raison/folie, visible/invisible, vie/mort. Non pour les confondre, mais pour les faire dialoguer.
Je reviens à Anders : « La vision effective n’est possible aujourd’hui que les yeux fermés ; et seul celui-là est “réaliste” qui a assez d’imagination pour concevoir le fantastique de demain. »
Fermer les yeux non pour fuir, mais pour élargir. Imaginer, non pour tricher, mais pour rejoindre ce qui ne se voit pas et pourtant nous tient debout : la mémoire partagée, les gestes transmis, la fête quand le cœur n’en a pas envie, la veille autour d’un corps aimé, la chaise qu’on ajoute, la bougie qu’on allume.
Post-scriptum pour l’Europe
Peut-être n’avons-nous pas besoin d’importer des Catrinas dans nos vitrines, ni de peindre nos cimetières en orange. Il suffirait de déplacer notre regard : réapprendre à parler de la mort sans la confondre avec le mal, redonner place aux récits, aux veilles, aux rituels modestes qui empêchent la douleur de s’isoler. Accepter que la mort n’est pas l’ennemie de la vie, mais sa co-appartenance. Et que, sur ce seuil, quelque chose de plus vaste que nous continue de circuler.
La sérénité ne réside pas dans la vision de la mort ou dans celle de la vie elle-même, mais dans le fait d’embrasser le seuil où les deux faces de la médaille se rencontrent, où vie et mort s’embrassent éternellement.
1. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 18.
2. Daniel Gutiérrez Martinez, Sentiment d’appartenance au tragique : le culte de la Sainte Mort au Mexique, Sociétés, vol. 116, n° 2, 2012, p. 31.
3. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris : Seuil, 1977, p. 17.
4. Martinez, op. cit., p. 62.
5, 6. Günther Anders, Hiroshima est partout, « pensée nocturnes », Paris, Seuil, 2008, pp. 124-125.
7, 8, 10. José Arcadio Oliveros Cuevas, Profesor, Universidad Intercultural Indígena de Michoacán : Antropología política, movimientos sociales, partidos políticos.
9. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, « Deuxième Méditation », traduction par G. Pfeiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1947, p. 28.
11. Octavio Paz, El Laberinto de la Soledad, Ediciones Cátedra, Colección Letra hispánicas, 4ème édition, 1998, p. 24, cité en : Martinez, op. cit., p. 33.
12. Octavio Paz, El Laberinto de la Soledad, Ediciones Cátedra, p. 188.