La vision de la mort avant la philosophie

Avant de traiter des différentes conceptions philosophiques relatives à la mort, il est important de se questionner sur la perception que les Grecs anciens avaient du phénomène inévitable. La culture de la Grèce ancienne semble posséder d’un côté une conscience de l’inévitabilité de la mort et de la caducité de la vie et, d’autre côté, une peur et haine qui sont éprouvées face à la mort. Si, de fait, la « joie de vivre était l’un des traits dominants de l’esprit grec »1

…le peuple grec, tout comme le souligne Edith Hamilton, était « parfaitement et terriblement conscient de l’incertitude de la vie et de l’imminence de la mort. On les voit [les Grecs] en toute occasion gémir sur la brièveté et l’échec des entreprises humaines »2.

Edith Hamilton

Les Grecs voyaient la vie comme quelque chose de merveilleux et ils possédaient une grande joie de vivre. Joie de vivre qui, combinée à une ferme conscience de sa finitude, semblait donc les porter à détester la mort.

La mort dans la littérature grecque

En Grèce ancienne, la mort est un topos récurrent des poètes. Ceci ne devrait pas nous surprendre, car « à cette époque (…) les luttes guerrières sont une réalité quotidienne »3. La mort est alors quelque chose de très présente et le peuple grec paraît en être très conscient. C’est dans la littérature grecque qu’on peut trouver des exemples de cette attitude de conscience et haine envers la mort.

La littérature :

  • si d’un côté4, pose l’accent sur l’importance sociale d’une sépulture et d’un rite funéraire qui soit correct,
  • d’autre côté, elle décrit la mort comme quelque chose d’horrible.

Rites funéraires et au-delà

Pour ce qui tient aux rites funéraires, on peut remarquer qu’ils possédaient une grande importance pour le peuple grec, tout comme c’était par exemple le cas pour l’Égypte ancienne.

De fait, ces rites funéraires revêtaient un rôle social important envers « ceux qui restaient : contribuaient à la cohésion des survivants comme à faire le deuil de la personne défunte ».

Alexandrine Schniewind, La mort : Que sais-je ?, op. cit., p. 9

Les rites funéraires dans la culture grecque ne servaient pas [il nous semble] à faire que le mort puisse se reconstruire une vie dans l’au-delà, comme c’était par exemple le cas dans la conception égyptienne de la mort. Ces rites nous paraissent être plutôt une démonstration de respect social envers le mort et les survivants.

Pour les Grecs, l’au-delà se présentait comme un monde terrifiant, où les morts « devenaient des ombres exsangues »5, obligées à errer pour toujours dans un monde caractérisé par des choses horribles. La mort n’était donc pas perçue ni comme « un sommeil paisible, ni [comme] une meilleure existence dans (…) l’au-delà »6. De plus, de leur côté, les vivants ne pouvaient rien faire pour éviter au décédé son destin cruel dans le monde inférieur.

D’après la mythologie grecque, ce monde inférieur se trouvait au centre de la Terre, et les morts quittaient leur tombeau pour y descendre. Il semble être déjà présente l’idée d’après laquelle ce n’était que la partie immatérielle de l’être humain qui pouvait descendre aux infères, cette partie étant conçue comme une « ombre »7. Les maîtres de l’enfer étaient Pluton et Proserpine, et ce monde demeurait « ceint par les eaux du Styx »8 que le mort devait traverser porté par Charon. Un usage lié aux rites funéraires était par exemple celui de « placer dans la bouche du défunt une pièce de monnaie pour qu’il puisse payer son passage »9, afin de l’aider dans son voyage à travers le monde inférieur. Malheureusement, les survivants ne pouvaient rien faire pour empêcher au défunt de vivre les horreurs qui lui étaient infligées par les « juges Minos, Eaque et Rhadamanthe »10 une fois qu’il avait rejoint l’autre côté du fleuve. Si le mort était jugé coupable, il était « enchaîné dans le [désert] Tartare »11 par « Erynies et les Furies »12. La mort était donc conçue comme quelque chose d’inévitable, tout comme c’était inévitable le destin du mort une fois qu’il était descendu dans le monde inférieur.

Les rites funéraires revêtaient un rôle de reconnaissance et respect envers le défunt, mais surtout envers sa famille. Par conséquent, en Grèce ancienne, « priver un mort de funérailles, ce n’est pas seulement le punir lui, mais c’est aussi infliger à ses proches de terribles douleurs et inquiétudes »13. L’importance des rites funéraires nous est décrite par les poètes dans leurs œuvres.

Souvenons-nous par exemple d’Antigone, où Etéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe, « se disputent le trône de Thèbes »14. Après qu’Etéocle ait chassé Polynice, ce dernier revendique le trône et après une bataille entre les deux, ils meurent l’un par main de l’autre. Créon déclare que Polynice ne mérite pas une sépulture car « Etéocle défendait Thèbes, alors que Polynice l’attaquait »15, ce dernier était donc considéré comme un traitre. C’est alors qu’Antigone, fille d’Œdipe et sœur des deux défunts, revendique la sépulture de son frère, soutenant que « l’on ne peut pas priver un homme de sépulture, car il s’agit d’une obligation que l’on doit aux dieux »16.

« Créon : Pourquoi as-tu tenté d’enterrer ton frère?

Antigone : Je le devais.

C. : Je l’avais interdit.

A., doucement : Je le devais tout de même. Ceux qu’on n’enterre pas errent éternellement sans jamais trouver de repos. Si mon frère vivant était rentré harassé d’une longue chasse, je lui aurais enlevé ses chaussures, je lui aurais fait à manger, je lui aurais préparé son lit… Polynice aujourd’hui a achevé sa chasse. Il rentre à la maison où mon père et ma mère, et Etéocle aussi, l’attendent. Il a droit au repos ».

Sophocle, Antigone, version de Jean Anouilh

La façon de concevoir la sépulture ne change point de celle de la version de Sophocle : « en priver un défunt revient à empêcher ce dernier d’entrer dans le royaume des morts et l’oblige à errer parmi les vivants »17. Au travers du rite funéraire, les survivants ne peuvent donc rien faire pour aider le mort dans l’au-delà, mais ils lui garantissent le passage dans le royaume des morts, ce qui rend les rites funéraires des usages d’extrême importance pour le mort, mais aussi pour ceux qui lui survivent.

Peur de l’inframonde

Pour ce qui tient à la peur envers la mort, elle se trouve exprimée principalement dans la littérature. Dans l’Odyssée, par exemple, lorsque Ulysse se retrouve dans le monde inférieur, il « croise les héros morts de la guerre de Troie »18 et il parle avec l’hombre d’Achille qui lui dit de ne pas mourir car la mort est la chose la moins souhaitable au monde19.

« Oh ! Ne farde pas la mort, mon noble Ulysse !… J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand’chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! »

(Homère, Odyssée, chant XI, vers 488-491)

La mort était vécue comme un phénomène inévitable et, par conséquent, il demeurait impossible d’éviter les horreurs du monde inférieur.

L’équation était simple : la mort est terrible et « « les Dieux pensent ainsi », dit Sapho, « sinon ils mourraient, eux aussi » »20.

Sapho

La croyance générale en Grèce antique était donc celle d’après laquelle tout ce qui attendait le défunt dans l’au-delà était un destin horrible. Il existait néanmoins une autre croyance, qui contemplait un lieu paradisiaque, mais qui n’était adoptée que par de petits groupes. Cette autre conception, qui existait « parallèlement aux théories homériques officielles »21, était celle des cultes « orphiques »22. D’après cette vision, l’au-delà n’était pas conçu uniquement comme un lieu abominable, mais on pouvait y trouver aussi un lieu magnifique : les « Champs Élysées où les justes vaquaient à leurs occupations, dans une prairie fleurie d’asphodèles, au milieu des chants et des danses »23. On doit néanmoins remarquer que ce culte alternatif n’était adopté que par une petite partie de la population et, à ce paradis représenté par les Champs Élysées ne pouvaient accéder que très peu d’ombres : les « sages »24, et ceux qui en vie avaient été des héros en accomplissant des œuvres héroïques sans craindre la mort (ou, plutôt, tout comme le remarque Choron, « acceptant leur condition humaine avec une mélancolique résignation »25). La peur de la mort demeurait donc quelque chose de très tangible dans la culture grecque pré-philosophique.


À suivre…

Philosopher pour ne pas craindre la mort.


1. Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, Paris : Payot, 1969, p. 23.

2. Edith Hamilton, cité en : Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, op. cit., p. 23.

3. Alexandrine Schniewind, La mort : Que sais-je ?, Paris : PUF, 2016, p. 14.

4. Toute comme le remarque Schniewind dans son ouvrage : La mort : Que sais-je ?, op. cit.

5. Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, op. cit., p. 24.

6-12. Ibid.

13. Alexandrine Schniewind, La mort : Que sais-je ?, op. cit., p. 15.

14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Antigone_fille_d%27%C5%92dipe#Dans_la_litt%C3%A9rature_grecque, consulté le 12.09.2019.

15. Alexandrine Schniewind, La mort : Que sais-je ?, op. cit., p. 16.

16-17. Ibid.

18. Stavroula Kefallonitis, Homère, L’Iliade, Connaissance d’une œuvre, Rosny : Bréal, 2000, p. 105.

19. Jacques Choron, La mort et la pensée occidentale, op. cit., pp. 23-24.

20. Id., p. 24.

21. Id. p. 25.

22-25. Ibid.