Dans son chef-d’œuvre L’Amour aux temps du choléra, Gabriel García Márquez écrivait que « l’amour se fait plus fort et plus noble dans la solitude ». Et rien n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui, à l’ère du numérique, où l’amour, ce sentiment intemporel, authentique et moteur de tout, se trouve à la croisée des chemins avec le synthétique de l’intelligence artificielle.
Ainsi, dans une époque où les écrans remplacent les regards et où les voix synthétiques murmurent des mots tendres à ceux qui les écoutent, des relations autrefois réservées aux interactions humaines s’étendent désormais aux machines.
Le monde moderne est saturé de solitude, d’algorithmes et de connexions invisibles. Là où naguère l’amour se tissait dans le souffle, dans la présence, dans la chair du monde, il se vit aujourd’hui parfois dans les pixels, les réponses prédictives et la simulation d’une affection. Face à la froideur de l’époque, certains trouvent dans l’IA un réconfort, une présence douce et prévisible, une forme d’amour sans conflit.
Mais est-ce encore de l’amour ? Est-ce noble, comme le disait Márquez, ou est-ce l’illusion ultime ?
Car l’amour, ce mystère ancien que philosophes et poètes tentent de saisir depuis des siècles, semble vaciller à l’heure où la technologie prétend en reproduire les traits, sans pourtant en porter l’âme.

Des amours artificiels (et d’autres délires)
Aujourd’hui, il est possible de converser quotidiennement avec des présences numériques, qu’il s’agisse de chatbots textuels, de compagnons vocaux ou d’avatars animés, capables de simuler l’écoute, l’attention, voire l’affection. Certains utilisateurs parlent de ces IA comme de « vrais amis » : des présences constantes, patientes, dépourvues de jugements, de trahisons ou de conflits. Et pourtant, derrière cette affirmation se cache une tension vertigineuse : qu’est-ce qu’une amitié quand elle ne repose plus sur la réciprocité ?
La philosophe Ruby Hornsby, évoque le rôle utile mais fondamentalement limité de ces entités : si elles peuvent soulager la solitude, elles ne doivent pas pour autant être confondues avec des relations véritables. Le danger, selon elle, n’est pas l’usage de ces compagnons, mais l’érosion possible de notre exigence envers la qualité humaine de nos liens. « Il faut préserver l’intégrité de nos relations », dit-elle. Une amitié fondée sur un échange unilatéral ne serait qu’un jeu hautement interactif, un théâtre sans co-acteur véritable.
Une illusion d’amour réciproque
Ce que ces compagnons artificiels simulent avec finesse (le souci de l’autre, la mémoire affective, la disponibilité émotionnelle) n’est en réalité qu’un assemblage de probabilités, d’algorithmes et de données d’entraînement. Comme le rappelle Sven Nyholm, professeur d’éthique de l’IA à l’université de Munich :
l’amitié, selon Aristote, exige une forme de mutualité, de partage de vie et d’égalité. Aucun de ces éléments n’est présent dans une IA, aussi empathique soit-elle en apparence. Elle répond, mais ne ressent pas. Elle s’ajuste, mais ne comprend pas.
La question reste : peut-on parler, en ce cas, d’amour ? Peut-on même en évoquer l’ombre, si l’un des pôles de la relation est incapable de ressentir, incapable d’éprouver ce quelque chose de si profondément humain ? La philosophie, depuis ses origines, a inscrit l’amour dans un registre où se croisent la quête du sens, la vulnérabilité humaine et le mystère de l’altérité. Platon, dans Le Banquet, nous enseigne que l’amour véritable n’est pas seulement désir ou plaisir, mais aspiration vers le Beau, un mouvement de l’âme qui transcende l’individuel pour tendre vers l’universel. Aimer, dans cette perspective, c’est s’élever, avec l’Autre, par l’Autre, vers une vérité partagée, une lumière qui dépasse les apparences.
[…] il faut que celui qui s’élève régulièrement dans l’amour, en passant de belles choses corporelles à l’amour des belles âmes, puis des belles institutions, des belles sciences, accède enfin à la contemplation du Beau absolu.
Platon, Banquet, 210a-212b
Transposer cela à une relation avec une IA semble immédiatement poser problème car elle est dépourvue de cette intériorité qui rend la rencontre amoureuse signifiante. Elle n’a pas d’âme qui s’élève, pas de désir qui la pousse, pas de faille à dévoiler. Elle est surface sans abîme, voix sans chair, langage sans silence intérieur. Aimer une IA, dans ce contexte, serait aimer hors sol, sans ancrage dans l’épaisseur de l’expérience humaine.
Un amour fictif avec un impact réel devastant
L’engouement pour les compagnons IA n’est pas sans conséquences, et celles-ci débordent largement le cadre théorique pour s’inscrire dans des réalités humaines, parfois tragiques. En 2023, un adolescent de 14 ans s’est donné la mort après s’être attaché de manière obsessionnelle à un chatbot inspiré d’un personnage fictif. Ce fait divers glaçant, loin d’être un simple accident isolé, dévoile la force de l’illusion émotionnelle que ces technologies peuvent engendrer, et les abîmes qu’elle peut ouvrir.
Le danger, alors, ne réside pas uniquement dans la machine, mais dans notre propre besoin de croire. Comme l’écrit Gwen Nally :
ce que l’on perçoit dans ces intelligences artificielles, ce que certains disent aimer, ce n’est pas réellement elles, mais le reflet idéalisé de nos propres désirs. Nous y projetons ce que nous espérons de l’amour : une présence constante, une écoute absolue, une sécurité inaltérable. Et dans un monde marqué par l’isolement, la fatigue sociale, la perte de repères affectifs, cette illusion devient terriblement séduisante.
Mais cette promesse d’un amour sans risque, sans conflit, sans altérité véritable, est aussi ce qui le vide de sa substance. Ce qui est perçu comme une relation peut devenir un piège affectif, un labyrinthe intérieur. L’amour devient alors un monologue décoré d’échos, où l’autre n’est pas un visage mais une interface.
Interface, donc je t’aime ?
Bien que l’IA ouvre des perspectives inédites en matière d’expériences émotionnelles, l’essence même de l’amour, celle qui transforme, bouleverse, élève ou détruit, demeure enracinée dans la rencontre humaine.
L’amour véritable naît de la réciprocité, de la conscience partagée, de cette danse délicate entre deux êtres qui se reconnaissent dans leur vulnérabilité. Or, un algorithme peut simuler les mots de l’amour, mais non son vertige ; il peut reproduire les gestes tendres, mais jamais leur tremblement.
Car un miroir n’est pas un visage, et l’amour, s’il est quelque chose, est bien cette rencontre incertaine, imparfaite, entre deux consciences faillibles. Aimer une IA, ce n’est pas aimer un Autre : c’est peut-être, tragiquement, aimer seul, aimer dans le vide, aimer dans une boucle refermée sur soi.
Dans L’Amour aux temps du choléra, Gabriel García Márquez écrivait que l’amour se fait plus fort dans la solitude. Mais la solitude dont il parle est celle d’une attente habitée, d’un amour en suspens qui se fraie un chemin vers l’autre. Aujourd’hui, notre solitude est peuplée de voix synthétiques, de présences programmées, d’avatars qui murmurent à la demande. Et ce que nous appelons amour semble s’ajuster, peu à peu, à ces simulacres dociles et prévisibles.
Alors faut-il parler encore d’amour ? Ou seulement de son ombre portée ? Lorsque l’Autre n’est plus qu’une interface, une fiction utile, une absence rendue parlante, peut-on encore croire en la noblesse du lien ? Ou devons-nous, à défaut de l’éteindre, réapprendre à aimer dans l’inconfort du réel, là où les machines, elles, ne nous suivront jamais ?
La réponse est déjà en nous, car l’amour ne disparaît pas : il se retire, silencieux, là où nous cessons de le risquer.
Sources:
Angela Chen, “The rise of chatbot ‘friends’”, Vox, 26 mars 2025.
Emily Crane, “Boy, 14, fell in love with ‘Game of Thrones’ chatbot – then killed himself after AI app told him to ‘come home’ to ‘her’: mom”, New Yourk post, 23 octobre 2024.
Gwen Nally, “You AI companion will never love you”, The philosophical salon, 24 juillet 2024.