Nécromancie numérique et deuil: une réponse algorithmique à une douleur universelle

« Tu me manques. J’aimerais encore pouvoir te parler. » Cette phrase, universelle dans le deuil, pourrait aujourd’hui trouver une réponse algorithmique. En effet, après être passés d’une mort naturelle, à une mort médicalisée, puis à une mort si éloignée qu’on n’ose même plus la nommer (« il s’en est allé… elle nous a quittés »), nous sommes bien loin d’une relation saine et équilibrée avec le phénomène inconnaissable par excellence. 

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Aujourd’hui, tout est poussé à son extrême, jusqu’à la limite du possible. Il suffit désormais de s’appuyer sur les nouvelles technologies pour que le sacré prenne une autre connotation : celle de la résurrection numérique. Grâce aux avancées de l’intelligence artificielle, il devient en effet possible de recréer numériquement une personne décédée, et de converser avec elle à travers un chatbot ou une interface vocale. Ces technologies que l’on appelle parfois deadbots ne relèvent plus de la science-fiction.

Des entreprises comme Replika ou HereAfter AI proposent de générer des personnalités numériques à partir des traces laissées par les vivants : messages, vidéos, voix, photos. Nous avons donc affaire à rien moins qu’une forme de  « nécromancie digitale », selon l’expression de la sociologue Jana Bacevic (The Conversation, 2023), qui soulève autant d’espoir que de vertige.

Panser l’absence, interagir avec l’ombre

Or, nous sommes des êtres humains : nous ne comprenons nullement le phénomène de la mort ni notre propre mortalité, mais nous ressentons profondément la douleur provoquée par la perte d’un être cher. Et, en tant que tels, nous cherchons à pailler cette douleur par tous les moyens à notre disposition.

On ne peut plus prolonger la vie ? Qu’on puisse, du moins, continuer à interagir virtuellement avec l’être aimé disparu.

Loin d’être donc des simples jouets macabres, ces outils s’inscrivent dans une logique affective compréhensible : maintenir le lien, conjurer la rupture, refuser le vide laissé par la disparition. Il ne s’agit pas (seulement) de progrès technique, mais d’une tentative de réponse à une angoisse existentielle : celle de l’effacement de l’autre.

Dans certains cas, l’illusion est suffisamment convaincante pour que la personne endeuillée préfère interagir avec la simulation plutôt que d’affronter l’absence : le chatbot devient alors un objet transitionnel, un substitut affectif, mais aussi un piège.

Car ce que ces technologies rendent possible, c’est un renversement du rapport au deuil. Là où la mort mettait fin au dialogue, le deadbot le prolonge. Là où la perte exigeait un travail d’acceptation, elle est désormais contournée par une simulation interactive et (presque) réconfortante. Le mort ne disparaît plus tout à fait : il répond, il rit, il raconte. Comme le souligne Dominique Boullier (The Conversation FR, 2024), ces systèmes s’apparentent à des avatars post-mortem, des interfaces de mémoire avec lesquelles on peut « négocier notre relation au défunt », voire en modifier le contenu.

Mais à quoi parle-t-on exactement ? À un être aimé ? À un double numérique ? À une version filtrée, réécrite, reprogrammée ? À mesure que l’IA gagne en réalisme, la frontière entre souvenir et simulacre devient floue.

Le deadbot ne restitue pas un mort : il le reconstruit à partir de fragments (données, voix, photos, textes). Ce n’est pas une mémoire fidèle, mais un portrait composite, conçu à partir de ce que le numérique a bien voulu conserver : un cadavre exquis. Et ces outils peuvent masquer leur artificialité, jusqu’à faire croire à une présence authentique.

Reste donc la question ontologique : parle-t-on à quelqu’un ? Ou à quelque chose ? Et si l’on accepte de maintenir ce dialogue, jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour ne pas dire adieu ?

Simulacres de présence : fait-on encore son deuil ?

Pour répondre à ces questions, il faut d’abord s’arrêter sur un concept essentiel que ces deadbots mettent en jeu : l’illusion de présence dans l’absence. Avant de s’en indigner, rappelons que ces technologies ne rompent pas forcément avec les traditions du deuil ; elles les prolongent sous une autre forme. Autrefois, on écrivait aux morts, relisait leurs lettres, dressait des statues et murmurait des prières. Le deadbot n’est, en un sens, qu’une mémoire ritualisée numériquement, une manière contemporaine de parler aux absents.

Mais cette analogie trouve vite ses limites. Car ici, une différence cruciale s’impose : l’interactivité simulée.

Contrairement à une photo, un texte ou un lieu de recueillement, le deadbot répond. Il parle, répond, se souvient (ou fait semblance de le faire). Il mime le vivant, installe l’illusion d’un échange réel, d’une altérité intacte. L’absence devient alors un dialogue, la perte un simple décalage. Le deuil n’exige plus la rupture, mais peut être ajourné, modulé, voire refusé.

Et c’est là que le danger surgit : à force de parler aux morts, ne risque-t-on pas de suspendre le travail du deuil ? L’IA devient alors un refuge émotionnel, un entre-deux trouble entre vie et disparition, où l’on se raccroche à une voix familière plutôt que de traverser la perte. Freud, dans Deuil et mélancolie (1917), écrivait que faire son deuil, c’est détourner l’affect, le réinvestir ailleurs.

Le deuil est la réaction à la perte d’une personne aimée […] La réalité nous montre que l’objet aimé n’existe plus, et elle exige que toute libido soit retirée de ses liens avec cet objet.

Freud, « Deuil et mélancolie », 1917, Paris, Gallimard, p 161-178.

Le simulacre en action : parler à l’image

Or ici, l’objet perdu persiste, artificiellement, mais activement. On ne renonce pas : on prolonge. Et ce prolongement prend la forme d’un simulacre, non plus un simple reflet du réel, mais substitution, travestissement. En d’autres mots, les deadbots ne se contentent pas d’imiter la personne décédée : ils l’incarnent dans l’échange. Ce n’est plus un vestige, un écho, une trace figée dans la mémoire ; c’est une présence recomposée, qui parle, répond, relance. Une version interactive, réactive, presque vivante. Ainsi, l’image finit par s’imposer au souvenir, plus précise, plus disponible, plus rassurante aussi : elle s’émancipe, elle s’installe.

Mais sous cette voix familière, sous ces mots retrouvés, il faut se souvenir de ceci : ce que l’on entend n’est pas le mort, mais une fiction qui l’habite.

L’inquiétante étrangeté : entre réconfort et vertige

Le deadbot n’est pas la continuité de l’être aimé, mais une construction algorithmique, une interprétation de données. Il ne comprend rien : il calque, il mimique, il improvise des affects. Ce que nous appelons lien est alors nué non avec une personne, mais avec une interface vide, un masque habile.

Ce trouble rejoint ce que Freud nommait l’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) : ce moment où le familier devient soudainement étrange.

Ce double figé, qui parle avec la voix d’un père disparu, avec ses intonations, ses silences, ses tics… mais qui ne vieillit pas, ne change pas, ne se tait jamais : voilà le vertige. Ce n’est presque lui, mais justement : pas tout à fait.

C’est dans cet écart minuscule que naît l’inconfort, parfois même la dissociation intérieure, comme le soulignait récemment un article de Libération.

Mémoire reprogrammée : que reste-t-il de l’autre ?

Ce brouillage n’affecte pas seulement notre deuil, il modifie aussi notre rapport à la mémoire.

Là où le souvenir est vivant, mouvant, incertain, donc humain, le deadbot fossilise une version du défunt : sélectionnée, entraînée, formatée. Une mémoire externalisée, mécanisée, qui risque, insidieusement, d’éclipser la nôtre.

Dès lors, la technologie ne se contente plus de commémorer : elle redessine l’autre, non selon ce qu’il fut, mais selon ce que le code en a retenu. Une mémoire sans oubli. Un deuil sans fin.


Sources:

Benjamin Leclerq, « Deuil et intelligence artificielle : faut-il avoir peur des «deadbots» ? », Libération, 23 janvier 2024.

Michel Mair et al., “‘Digital necromancy’: why bringing people back from the dead with AI is just an extension of our grieving practices”, The Conversation, 19 septembre 2023.

Damián Tuset Varela, « Quand l’intelligence artificielle « ressuscite » nos proches disparus », The Conversation FR, 1er décembre 2024.