OnlyFans, aujourd’hui, est un peu le Far West du numérique, où tout le monde rêve de faire fortune en postant quelques selfies et vidéos (très) suggestifs… et où la réalité est souvent moins glamour. Entre l’idée de monnayer son image (et son corps) en toute indépendance et la découverte que la majorité des créateurs gagnent moins qu’un stagiaire non payé, il y a un monde et, philosophiquement parlant, c’est un terrain de jeu fascinant qui nous pousse à nous poser la question : s’agit-il d’une vraie révolution libertaire ou juste d’une vieille arnaque version 2.0 ?

La marchandisation du corps : une liberté paradoxale (révolution sexuelle ou une nouvelle forme d’aliénation ? Spoiler : probablement un peu des deux)
Les défenseurs d’OnlyFans voient la plateforme comme un espace d’émancipation, où chacun reprend le contrôle de son image et de sa sexualité. En théorie, c’est formidable. Mais la société n’est jamais aussi simple : quand un système vend de la « liberté », c’est souvent pour mieux créer de nouvelles formes de pression.
La plateforme donne l’illusion d’une autonomie totale : chacun peut vendre son contenu, fixer ses tarifs et, en théorie, devenir riche tout en restant (sans) pyjama chez soi. Ainsi, l’idée d’une indépendance financière basée sur l’exploitation de sa propre image semble alléchante. Mais si Karl Marx était encore parmi nous, il aurait sans doute levé un sourcil et griffonné quelques notes dans son carnet : la marchandisation du corps n’a rien de révolutionnaire (« il s’agit du plus vieux métier du monde », dirait quelqu’un).
Mais peut-on considérer l’exploitation corporelle au même niveau, qu’il s’agisse de contenu pour adultes ou bien d’un fonctionnaire relégué à son bureau pendant huit heures par jour ? De fait, depuis des siècles, le capitalisme transforme tout en marchandise, et la prétendue « liberté » de vendre son image peut vite se révéler être une contrainte plutôt qu’un choix.
Mais quand est-ce que cela devient une contrainte si les créatrices et créateurs de contenu peuvent disposer de la plateforme et y publier ce qu’ils souhaitent, quand ils souhaitent le faire ? La possibilité est libre, certes, mais si l’on veut gagner sa vie en tant qu’indépendant, il faut toujours se soumettre aux contraintes des clients, du marché et, dans ce cas, même de la plateforme, qui joue l’intermédiaire (et prélève 20% du revenu des créateurs).
Ainsi, comme le soulignerait Martha Nussbaum, ce n’est pas l’objectification du corps qui est problématique en soi, tant que l’individu garde le contrôle total de sa propre exploitation.
Mais dans un système où les algorithmes imposent leurs règles et où la pression du toujours plus pousse à des limites constamment repoussées, peut-on vraiment parler de maîtrise ?
Qui décide des tendances ? L’utilisateur ou les forces invisibles du marché numérique ? Et au final, sommes-nous condamnés à multiplier les offres promotionnelles en poussant toujours un peu plus nos propres limites pour espérer se maintenir à flot ?
L‘illusion de la proximité et la solitude numérique (ou pourquoi tout le monde croit avoir une « connexion » exclusive)
La question reste : qu’est-ce qui fait la notoriété de cette plateforme ? Elle fonctionne sur une promesse simple : vous ne regardez pas seulement du contenu, vous interagissez avec la créatrice ou le créateur. Magique, non ?
Cette illusion d’intimité repose sur une mise en scène savamment orchestrée, où chaque message privé et chaque réaction semblent destinés uniquement à vous. En réalité, tout est soigneusement calibré pour maximiser l’engagement et, surtout, les profits, en utilisant parfois des bots et des personnes chargées de répondre à la place de la créatrice ou du créateur.
Walter Benjamin, dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, nous prévenait déjà : plus un contenu devient accessible, plus il perd de son authenticité.
Ainsi, à force d’être reproduite et commercialisée, l’intimité vendue sur OnlyFans devient une marchandise comme une autre, où la sincérité est remplacée par une version préemballée du désir.
Ajoutez à cela la théorie de Jean Baudrillard sur la simulation, d’après laquelle la représentation remplace la réalité jusqu’à ne plus renvoyer qu’à elle-même, et nous obtenons une réalité numérique fascinante : des milliers d’abonnés persuadés d’avoir une relation exclusive, alors qu’ils sont simplement en train d’alimenter la machine d’un capitalisme désillusionné, incarné par une simulation de relation humaine, où l’émotion et l’intimité sont devenues des simulacres monétisés.
C’est un peu comme croire que votre barista préféré vous apprécie sincèrement parce qu’il sait exactement comment vous prenez votre café – alors qu’il se souvient juste de votre commande pour optimiser son service. Ai-je brisé quelques cœurs ? L’éthique est cruelle.
Cette illusion de proximité sur OnlyFans est donc un mécanisme qui joue sur les failles affectives de notre époque : un monde où la solitude est monétisée et où l’attention se vend au plus offrant.
Ce n’est plus seulement une plateforme de contenu, mais un véritable marché de l’affection artificielle, où les utilisateurs achètent non pas des images ou des vidéos, mais l’impression d’être désirés.
Une question demeure : combien vaut une illusion ? Pour une fois, on a les chiffres : en 2023, OnlyFans a enregistré un volume total de transactions de 6,63 milliards de dollars, générant un chiffre daffaires de 1,3 milliard de dollars et un bénéfice avant impôt de 658 millions de dollars1.
Les inégalités économiques et la concentration des richesses (ou pourquoi c’est encore les mêmes qui s’enrichissent)
OnlyFans n’est donc pas qu’un espace de création libre, c’est aussi une structure où les règles du jeu favorisent les plus gros comptes, laissant les nouveaux venus se battre dans un océan numérique hyperconcurrentiel. Et si l’on regarde bien, l’utopie du « chacun peut réussir » se heurte rapidement aux limites imposées par la plateforme elle-même : l’argent coule à flots, mais rarement pour ceux qui commencent en bas de l’échelle.
OnlyFans promet que tout le monde peut gagner de l’argent. Techniquement, c’est vrai. Mais tout comme au Monopoly, il y a toujours quelqu’un qui possède déjà toutes les rues les plus chères.
Les 1% des créateurs les plus populaires raflent la majorité des revenus, pendant que les autres se battent pour quelques abonnements et espèrent grimper les échelons d’un marché saturé : c’est le schéma classique du capitalisme, version numérique. La plateforme ne fonctionne pas comme une coopérative équitable où chacun aurait une chance égale de prospérer. En réalité, elle ressemble davantage à une pyramide, où la visibilité et les profits sont accaparés par une minorité qui a su s’imposer avant les autres.
Conclusion : Une liberté à repenser (et peut-être à rebrander)
OnlyFans est l’emblème de l’économie numérique dans toute sa splendeur : il se présente comme une promesse de liberté, un espace où l’on pourrait, enfin, monétiser son image sans intermédiaire oppressant.
Mais derrière cette illusion d’indépendance, les vieux mécanismes du capitalisme s’activent avec une efficacité redoutable, et entre empowerment et exploitation, la frontière est plus floue qu’on ne le pense : inégalités économiques, pression de la performance, marchandisation des affects et illusion du libre arbitre.
Peut-être que la véritable émancipation ne réside pas dans la capacité de se vendre, mais dans celle de ne pas avoir à le faire.
Mais soyons honnêtes : si nous faisions partie de ce fameux 1%, serions-nous réellement prêts à renoncer à un revenu à six chiffres… juste pour une question de principes ?