En 2016, le dictionnaire Oxford a désigné “post-truth” comme mot de l’année. Il ne s’agissait pas d’un caprice lexical, ni d’une mode passagère : c’était un sismographe linguistique captant une secousse dans les fondations mêmes du réel partagé. Alors comme aujourd’hui, le phénomène Trump, avec son style provocateur, ses attaques contre les médias, ses déclarations mensongères répétées, n’était pas simplement une surprise électorale : il était le symptôme d’un basculement civilisationnel. Et le mot post-vérité, ce n’était pas seulement un constat linguistique, c’était un diagnostic politique, une manière de nommer le climat toxique qui s’était cristallisé autour de l’élection de Donald Trump dans cette nouvelle époque, où ce qui est arrivé compte moins que ce que l’on ressent comme ayant eu lieu. L’émotion prime sur la preuve, la croyance sur l’examen, l’impact sur la rigueur. La vérité a cédé la place à la vérité perçue : une version du monde modifiable à volonté, customisée selon les désirs, les peurs, les appartenances. Aujourd’hui, la réalité est malléable, la perception est manipulable, et la vérité est algorithmique.

L’algorithme, ce prophète mensongère
À l’ère numérique, le réel ne s’impose plus par sa consistance, mais par sa capacité à capter l’attention : ce fameux engagement que tous semblent vénérer, à la manière dont on vénère un prophète aveugle, qui récite en boucle ce que les foules souhaitent entendre.
Qu’est-ce que cela signifie ? Que les géants du web ne cherchent pas à diffuser ce qui est vrai ou juste, mais ce qui génère le plus de clics : leurs algorithmes n’ont ni éthique, ni mémoire, et ne jugent pas la véracité d’un contenu, ils évaluent sa performance, sa capacité à déclencher une réaction.
Et ce qui retient l’attention n’est pas le calme, la nuance ou la complexité, mais le choc, le conflit, l’émotion brute. Ainsi, le faux y prospère, car il est souvent plus séduisant que le vrai.
Dans ce contexte, l’algorithme devient une sorte de prophète moderne, non pas parce qu’il dit l’avenir, mais parce qu’il façonne notre perception du présent. Il nous montre un monde filtré à travers nos préférences, nos peurs, nos obsessions.
Ainsi, l’algorithme distribue à chacun une version du réel taillée sur mesure : une prophétie personnalisée. C’est ce que Eli Pariser (directeur général d’Upworthy) a nommé dès 2011, dans son TedTalk, la “filter bubble” : un cocon invisible, tissé à partir de nos clics, de nos likes, de nos silences même. Ainsi, tels les prisonniers enchaînés dans la caverne de Platon, qui ne voient que les ombres des choses, nous, aujourd’hui, enfermés dans cette bulle, ne voyons plus le monde tel qu’il est, mais tel que notre profil comportemental nous prédispose à le croire. Le doute se rétrécit, la pensée se courbe, la croyance se renforce. Et la vérité, elle, se dissout doucement dans la personnalisation algorithmique. Et la désinformation n’a plus besoin d’être imposée : elle se répand par affinité.
Désinformation : la “vérité alternative” comme stratégie politique
Donald Trump n’a pas utilisé les réseaux sociaux pour convaincre, mais pour submerger l’audience. Il ne tenait pas à construire un discours cohérent, au contraire, il en a dispersé cent à la fois, jusqu’à faire éclater toute notion de cohérence.
Ainsi, dans sa communication, le mensonge n’est pas pas une faute : c’est une méthode, un outil stratégique pour brouiller les repères, fatiguer la raison, rendre toute affirmation aussi douteuse que son contraire.
Un exemple ? La réaction rapportée après les élections de 2020 par The Atlantic, lorsque, après sa défaite, plus de 75 % des électeurs républicains déclaraient ne pas croire au résultat de l’élection. Non pas à cause de preuves, mais à cause d’une narration répétée, amplifiée, puis internalisée qui avait porté le récit à gagner sur la réalité. Le mensonge, à force d’être relayé en ligne, était devenu algorithmique : l’illusion avait pris la forme d’une conviction collective. Depuis, la situation ne fait que se répéter.
Ainsi, lorsque Kellyanne Conway, la conseillère de Donald Trump, pour défendre le président accusé de mensonge, parle d’“alternative facts”, ce n’est pas un lapsus, ni une erreur de communication. C’est un programme. Un manifeste. Une nouvelle grammaire du réel, où le mensonge n’est plus une faute, mais une stratégie. La vérité devient un champ de ruines, où chacun pioche les morceaux qui l’arrangent.
Et dans cette logique-là, “fake news” n’est pas une catégorie de contenu : c’est un outil rhétorique pour délégitimer l’opposant, miner la confiance, dissoudre les repères.
Ainsi, relayés par les réseaux sociaux en un flux sans fin, ces “faits” pénètrent notre “bulle”, cet univers de contenus calibrés, où le citoyen n’exerce plus un choix, il réagit. Nous consommons des récits adaptés à nos affects, et finissons par voter dans un théâtre dont les coulisses nous sont invisibles.
La question surgit alors : et si le plus grand triomphe de l’algorithme n’était pas d’avoir effacé la vérité, mais de l’avoir remplacée sans que personne ne s’en aperçoive ?
Philosophie du chaos : penser dans l’incertitude
La crise actuelle de la vérité dépasse les enjeux médiatiques ou partisans : elle est ontologique, existentielle. Quand les images mentent, quand les faits chancellent, quand chaque version du monde a ses preuves et ses partisans, comment pouvoir encore penser ensemble comme société ?
Que la vérité ne soit jamais neutre, qu’elle soit le fruit d’un agencement de discours, produite là où le pouvoir s’exerce, Michel Foucault nous l’avait déjà dit lorsqu’il écrivait :
Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la vérité : c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais…
Michel Foucault, Dits et écrits II : 1976-1988, Éditions Gallimard, 2001, p. 158
La vérité, donc, n’est jamais une essence brute : elle est produite, distribuée, valorisée par des mécanismes de pouvoir. Longtemps, ce pouvoir fut religieux, puis étatique. Aujourd’hui, il est informatique, algorithmique, privé. Mais voilà : dans l’ère post-vérité, les faits ne parlent plus. Ils sont noyés dans le bruit, contredits en boucle, reconfigurés en flux. Le réel devient instable. Il vacille. Et dans ce vertige, les algorithmes prennent le relais. Ce ne sont plus les prêtres ou les souverains qui façonnent notre perception du réel, mais des lignes de code, silencieuses et omniprésentes au service d’un pouvoir qui s’y noue et s’y dissimule.
La vérité comme (seul) acte de résistance
Face à ce brouillard persistant, le cynisme rôde. Faut-il s’enfermer dans le doute, croire tout ou ne plus rien croire ? Abdiquer le réel comme on éteint un écran ?
Peut-être qu’à contre-courant des flux numériques, la vérité se niche désormais dans le geste lent, dans la lecture attentive, dans le refus des certitudes immédiates. Là où l’algorithme exige du clic rapide, nous pouvons répondre par la nuance, l’écoute, le contre-temps.
Résister, aujourd’hui, c’est réhabiliter l’esprit critique. C’est enseigner les biais cognitifs, militer pour des plateformes éthiques, défendre des espaces sans publicité, où la pensée a le temps de se déployer. Ce n’est pas spectaculaire. Ce n’est pas viral. Mais c’est nécessaire. Ce n’est pas un chemin facile. Mais c’est le seul qui permette encore de penser librement.
Car dans un monde saturé de récits concurrents, chercher la vérité n’est plus un acte neutre : c’est un acte politique. Et comme l’écrivait Orwell :
Dans une époque de tromperie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire.
À nous d’en faire un acte quotidien.
Sources :
Maxime Bourdeau, « Kellyanne Conway, la conseillère de Donald Trump, défend le présent des accusations de mensonges en osant parler de… “faits alternatifs” », Huffpost, 23 janvier 2017.
Ronals Brownstein, “The Price Republicans Paid in Georgia”, The Atlantic, 6 janvier 2021.
Michel Foucault, Dits et écrits II : 1976-1988, Éditions Gallimard, 2001.
Eli Pariser, “Beware online ‘filter bubbles’”, TedTalk, mars 2011.Oxford Languages, “Word of the year 2016”, Dictionnaire Oxford, 2016.