La « conscience de la mort »1, depuis l’ancienne Égypte, semble être quelque chose de partagé par tous les êtres humains. De fait, elle traverse tous les aspects de notre société. La mort peut donc être étudiée à partir du microcosme de la pensée individuelle (la conception qu’on en possède) jusqu’au macrocosme social (quel est son impact social par exemple dans la médicalisation ? Quelle réflexion serait-il possible mener suite à la pandémie de 2020 ?). Les implications de la mort, en outre, se croisent avec bien des innombrables aspects de notre vie : économie, science, médecine, pour en citer quelques-uns. En d’autres mots, la mort est un concept qui lie d’innombrables aspects cardinaux de notre vie et de notre société : elle est la toile sur laquelle ces aspects (économiques, scientifiques, etc.) s’étalent et s’entrecroisent. Châtel parle de « toile de fond anthropologique »2 : la mort traverse toute notre vie et société. Bien que ce soit un aspect de la vie commun à tous les êtres vivants, la mort demeure un concept compliqué à saisir, non seulement pour notre impossibilité à l’expérimenter, mais surtout parce qu’il s’agit d’un concept qui prend différentes significations dans le temps et l’espace.

- Dans l’antiquité, la philosophie a cherché à dissiper la peur envers la mort avec le but primaire de faire que les personnes puissent bien vivre, où bien vivre signifie, entre autres, ne pas craindre la mort. La mort devient alors le point de départ pour pouvoir bien vivre.
- À l’époque moderne (avec le développement de la médecine), l’étude des cadavres a permis de mieux expliquer le fonctionnement du corps vivant. La mort devient alors le point de départ pour comprendre comment fonctionne (du moins au niveau biologique) la vie.
- Aujourd’hui, en Europe, dépassée la conception grecque d’après laquelle il ne faut pas craindre la mort, on se retrouve proies d’un mécanisme éthique d’arrière-fond (celui de la dichotomie entre bien et mal, âme et corps, vie et mort) qui nous emprisonne comme la toile d’une araignée emprisonne les insectes. Le progrès scientifique, à partir du dualisme cartésien, a poussé tous ces aspects à l’extrême en arrivant à vouloir anéantir la mort, car elle représente le mal absolu, la négation de la vie. Mieux encore, il ne faut même plus la nommer et la magie est faite : elle n’existe plus. La question qui se pose, à la lumière aussi de la pandémie de 2020, c’est celle si on serait capables d’arriver à se libérer du joug de cette toile avant d’être dévorées par l’araignée de l’arrogance humaine à se croire omnipotents.
Loin d’être un argument purement apte à alimenter notre fascination pour ce qu’on ne connaît pas ou, encore, source d’angoisse, la mort au sens philosophique pourrait être considérée comme la méthode pour excellence pour pouvoir développer une théorie sur la vie. Voici l’intérêt de traiter de comment la philosophie moderne et celle de l’esprit ont façonné la vision actuelle de la mort en Europe, le tout en se touchant à des questions d’ordre éthique, médical et psychologique, avec le but de se questionner philosophiquement par rapport à quel impact cette vision de la mort a sur notre vie et notre société. Ce parcours permet donc de dégager un raisonnement qui puisse aborder de façon philosophique des possibles voies et scénarios visant à remettre en question notre vision de la mort. Ces questions peuvent toucher par exemple à ce qui signifie vivre bien dans notre société ; à l’impact psychologique de la conception de la mort médicalisée de notre société sur la manière dont on réfléchit à la vie ; au changement de la conception du corps suite au prolongement de l’espérance de vie ou, encore, à l’accompagnement à la mort.
Celui de la mort comme point de départ pour une réflexion relative à la vie est certainement un statut paradoxal, mais qui a été (depuis toujours et assidûment) employé depuis la naissance de la philosophie antique. N’est-elle pas la mort, au fond, ce qui donne, pour ainsi dire, du sens à notre vie ? Je me souviens avoir lu une fois d’un professeur qui demandait à un élève qu’aurait-il fait s’il possédait le don de l’immoralité. « Que ferais-tu si tu étais immortel ? », il lui avait demandé. « Je finirais par me suicider », lui avait répondu l’élève.
À suivre…
1. Alexandrine Schniewind, La mort, que sais-je ?, Paris, PUF, p. 9.
2. Tanguy Châtel, La mort moderne : « tabous » et représentations, Cités, Presses Universitaires de France, vol. 66, n° 2, 2016, p. 45.