Protagoras et le rhum à 10h du matin – Ou comment survivre en étant une millennial girl in today’s world

Pour la plupart détesté, Protagoras est mon idole. Il a réussi là où aucun diplômé en philosophie n’a jamais réussi en près de deux-mille ans : se faire payer. Revenons en arrière de deux-mille ans, et la scène qui se présente à nos yeux n’est pas tellement différente de celle actuelle : un millennial diplômé en philosophie (mais peut-être sans les skinny jeans) passe un entretien d’embauche avec Socrate (boomer CEO de la compagnie φιλοσοφία inc.) qui refuse de lui donner du travail. Quelles sont ses motivations ?

« Tu te fais annoncer sur la place publique partout chez les Grecs, (…) tu te déclares maître d’éducation et de vertu, et tu es le premier à avoir jugé bon d’en tirer un salaire. »

Platon, Protagoras, 349 a
Source: Pexels

Rien n’a changé depuis, et moi, je voudrais vraiment voir un reality show où l’on pousse les boomers à se battre pour des postes de travail en utilisant leurs propres conseils… Et oui, la philosophie ne rapporte pas suffisamment pour subvenir à ses besoins, c’est probablement pour cela que cette millennial (moi) continue de porter les mêmes jeans skinny qu’elle avait depuis le début de ses études. Mais sérieusement : donnez-moi un travail.

Mais revenons à notre cher ami barbu. En un monde où les générations précédentes étaient occupées à s’étonner du pourquoi leurs successeurs n’arrivent pas à s’acheter une maison à l’âge de 30 ans, à débattre dans l’agora (aujourd’hui mieux connue comme facebook) de la composition du cosmos et à faire des commentaires sur les trous dans les jeans (« non papà, je ne suis pas tombée, c’est n’est pas moi qui les ai faits. Est-ce qu’on veut parler du trou dans l’ozone ? Tu l’as troué toi-même ou tu y es tombée par hasard ? »), Protagoras avait rejoint l’âge où l’on passe du fait de se dire « probablement tu ne devrais jamais dire cette chose » à : « tant pis, voyons ce qui se passe si je le dis ». C’est ainsi que, critiqué par Socrate et Platon pour son succès comme influenceur enseignant du yoga de la rhétorique, fils d’une génération qui lui a dit qu’il pouvait devenir tout ce qu’il voulait (pause : chère génération passée… je n’ai qu’une question à vous poser : pourquoi ?, dit-elle en agitant compulsivement son diplôme)… je disais… ah oui, notre cher ami a décidé de ne partager sa sagesse qu’avec ceux disposés à le sponsoriser. Oui : se faire payer pour ses conseils et sa sagesse et n’avoir guère honte à l’admettre ! Ah mes chers amis, ce n’était pas simple d’être millennial il y a deux-mille ans, tout comme aujourd’hui. Savez, il y a eu un moment où les téléphones étaient indestructibles, le lait était du vrai lait, la caféine était considérée comme saine et un travail permettait de vivre sans éprouver des remords en achetant le yaourt gourmet à 1.25$. Que faire donc ? Marcher à tête haute, un peu comme si on était les propriétaires… ok, soyons réalistes, les locataires du lieu.

« En réalité, les millennials ne sont pas une génération qui ne veut plus posséder. Elle est surtout celle qui ne peut guère le faire, l’essentiel de la création de richesse étant encore captée par les générations précédentes. »

Journal Le Temps, article explicatif pour boomers1

En d’autres mots ? On est une génération coincée entre une qui soutient que si la vie t’offre des citrons, on peut en faire une citronnade, et la fameuse genX : capable de fonder une start-up qui vend du jus du citron comme étant une alternative saine et low-carb à la citronnade. Tout ceci pendant que nous, coincés entre les deux, on rigole à la seule pensée que la vie pourrait nous donner des citrons…

Mais revenons à nous : en quoi donc notre cher ami pourrait nous aider ? Il faut savoir que Protagoras n’a pas seulement réussi à vivre de philosophie, de plus :

« il fut le premier à dire qu’il y a sur tout sujet deux discours mutuellement opposés. »

Diogène Laërce, Vies, IX, 51

De fait, il soutenait que tout est relatif, c’est-à-dire qu’un discours n’a pas une vérité absolue et que tous les jugements sont subjectifs. En d’autres mots ? Il a carrément dit à ses haters : ce n’est pas important ce que vous pensez de moi, car pas tout le monde fait preuve de bon goût. Un argument n’est donc ni vrai ni faux par essence, mais c’est bien la capacité de persuasion qui peut le rendre vrai ou faux pour l’interlocuteur. Tout est subjectif. Un exemple ? J’ai 27 ans, je suis une millennial au temps du post-covid, chat GPT et les stages pas rémunérés. Mon humour suggère que j’aie 15 ans pendant que mon corps me demande si je suis sûre d’être toujours vivante. Les deux ont indubitablement raison, car la vérité dépend de la perception, et elle demeure ainsi relative, en ce que l’homme est la mesure de chaque chose. Et la raison ? La raison est la persuasion. La persuasion, c’est de me convaincre que, lorsque mon cerveau pense que boire un rhum le matin soit une bonne idée, je ne suis pas alcoolique, non non : je suis une pirate.

Comment survivre donc en étant une millennial avec un master en philosophie en ce monde ? Peut-être en gardant à l’esprit que si notre cher ami Proty a réussi à vivre grâce à sa philosophie, pas tout est perdu. De fait, la vie est une série de décisions qui ne se veulent ni bonnes ni mauvaises, les temps changent et avec lui les croyances générationnelles… Mais une chose est sûre et c’est que peu importe ce qu’on cherche pendant notre vie, on se retrouvera toujours en cuisine sans savoir pourquoi on y est allés.

  1. Les millennials, entre mythes et réalité, https://www.letemps.ch/societe/millennials-entre-mythes-realite