The Last of Us : que nous dit la mort de Joel sur la fiction dans un monde en crise ?

J’ai été choquée, presque éteinte, par la mort de Joel dans le deuxième épisode de la saison 2 de The Last of Us. Pas simplement parce que je m’étais attachée à lui. Pas seulement parce que la scène est d’une brutalité glaçante. Mais parce qu’en tant que spectatrice, j’ai eu le sentiment qu’on m’imposait une douleur supplémentaire, dans un monde qui en déborde déjà.

À une époque marquée par les guerres, les crises climatiques, les violences systémiques, les nouvelles angoissent et les réseaux saturent : tout fait déjà mal. Alors je me suis demandé sincèrement, philosophiquement : pourquoi la fiction choisit-elle encore d’ajouter de la souffrance au tableau ? Pourquoi ne pas offrir un peu de distance, de soulagement, de beauté ? À quoi bon représenter la souffrance de façon si crue, si réaliste ? Pourquoi faire de l’art un miroir aussi impitoyable, alors même que le monde réel déborde déjà de douleurs, de conflits, de pertes ?

Et surtout : à quoi bon représenter, avec autant de cruauté, une perte fictive quand tant d’autres, bien réelles, nous habitent déjà ?

From the series The last of Us, Bella Ramsey (Ellie) and Pedro Pascal (Joel) in The Price, season 2 (2025)

Montrer le monde tel qu’il est — ou tel qu’il pourrait être ?

La fiction a longtemps eu deux vocations qui en font sa structure, en une tension fondamentale : d’un côté, elle doit refléter le monde, sa dureté, ses conflits, sa part de tragique. De l’autre, elle doit proposer un écart, une échappée, une possibilité de réinvention. Elle oscille entre réalisme et utopie, miroir et fenêtre.

La série The Last of Us se situe résolument du côté du miroir sombre : elle nous montre un monde dévasté, cruel, sans pitié, où les attachements deviennent des faiblesses, et où la mort survient sans annonce ni justice. Elle n’adoucit rien, elle ne console pas : elle impose. Et en cela, la narration est cohérente. Mais la question demeure : avons-nous besoin que la fiction colle autant à la réalité ? Ne pourrait-elle pas nous offrir, sinon un espoir naïf, du moins une respiration ? Un contrepoids à l’effondrement du réel ?

Paul Ricoeur, dans son œuvre Temps et Récit, distingue trois temps de la narration :

  • le temps vécu, souvent chaotique et brut ;
  • le temps configuré par le récit ;
  • et enfin, le temps refiguré dans la conscience du lecteur ou du spectateur.

Ainsi, la fiction n’est pas seulement là pour reproduire la vie : elle est là pour l’organiser, la rendre intelligible, la symboliser.

Ricoeur parle alors de refiguration : une opération poétique et philosophique par laquelle la fiction donne forme à l’expérience humaine. Elle transforme un événement en événement signifiant. Elle ne nie pas la violence, mais elle l’inscrit dans un cadre où elle peut être pensée, digérée, partagée. La fiction devient alors une médiation, non une redite.

Mais pour que cela fonctionne, il faut une certaine distance. Or, la brutalité de la mort de Joel (si brutale qu’elle paraît presque absurde) ne semble pas toujours passer par cette médiation. Elle est vécue comme un traumatisme, non comme une élaboration. Elle ne nous aide pas à penser la violence : elle nous la fait revivre, sans filtre. Le récit, au lieu de produire une distance critique ou émotionnelle, s’infiltre dans nos affects bruts. Il ne refigure plus : il réimpose.

Quand la fiction ne soigne plus

Ce n’est pas qu’une scène choquante. La mort de Joel est une perte réelle pour le spectateur. Elle suscite un deuil symbolique.

La scène de la mort de Joel pourrait être interprétée comme un appel à la lucidité : « voilà ce que serait vraiment un monde sans loi, sans pitié ». Mais elle peut tout aussi bien être perçue comme une forme d’agression narrative, une violence qui désarme plutôt qu’elle ne mobilise.

Et c’est là que la fiction devient ambiguë : est-elle un espace de catharsis, de réparation ? Ou un lieu de reproduction traumatique ?

Dans The Last of Us, Joel est pleuré, mais la manière dont il meurt, sans dignité, pose question. On ne nous laisse pas le temps d’honorer sa perte. La scène ne soigne pas : elle ouvre une plaie. Et c’est peut-être ce que la fiction actuelle fait trop souvent : elle traumatise, mais n’accompagne pas. Elle montre la chute, sans proposer de levée.

Pourtant, entre miroir fidèle et fenêtre ouverte, la fiction a une marge à inventer et un pouvoir précieux. Elle n’a pas à choisir entre mentir et blesser. Elle peut symboliser la douleur sans la reproduire crûment : elle peut transformer la douleur en pensée, en langage, en récit, et ainsi accompagner le réel sans s’y soumettre. Elle peut faire d’une mort non pas une fin, mais un événement symbolique, un moment de passage, de mémoire : elle peut nous mettre face à la fin, tout en laissant entrevoir un après.

Est-ce ce qui se passe avec la mort de Joel ? Absolument pas. Et laissez-moi être claire : ce n’est pas le fait que Joel meure qui dérange. Sa disparition peut parfaitement avoir un sens narratif et symbolique fort : elle peut marquer un tournant, déclencher un mouvement, creuser une faille dans l’univers moral de la série.
Ce qui trouble profondément, c’est la manière dont cette mort est représentée : une mise à mort brutale, longue, expiatoire, presque insupportable dans sa cruauté. Ce n’est pas une mort qui est racontée, c’est une exécution qui est exhibée. En cela, la scène ne laisse pas la place au deuil : elle impose une sidération. La violence devient le centre de l’attention, non la perte. Et cette focalisation sur le choc plutôt que sur le sens prive le spectateur de toute élaboration symbolique. Ce n’est pas une mort qui fait récit ; c’est une violence qui écrase.

La fiction aurait pu nous faire traverser la perte de Joel, mais, lorsque la fiction échoue à rendre la perte signifiante, elle ne joue plus son rôle de médiation : elle se contente de blesser.

Contre l’imaginaire de la fin : réhabiliter la puissance de l’art

Nous vivons une époque saturée de réalités violentes. Est-ce pour cela que la fiction devient si sombre ? Ou est-ce justement une occasion de résister à cette noirceur ?

Représenter la mort, le deuil, la perte, n’est pas un problème en soi. C’est même une mission ancienne de l’art. Mais tout dépend de la manière. De l’intention. De ce qu’on propose au spectateur une fois le choc passé.

Dans un monde saturé de catastrophes (sociales, écologiques, politiques) on pourrait espérer que la fiction joue un autre rôle : celui de contrepoids au réel, de respiration, voire de réinvention. Sans verser dans l’utopie naïve, il est possible de proposer des récits qui ne se contentent pas de refléter l’effondrement, mais qui dessinent des formes de résilience, d’éthique, de lien.

Selon Cornelius Castoriadis, l’imaginaire possède une fonction « créatrice ». D’après le philosophe, la société ne tient pas seulement par ce qui est, mais par ce qu’elle peut imaginer de différent. La fiction est alors une puissance politique, symbolique, existentielle. Si elle abdique cette fonction, si elle ne fait que répéter le chaos, alors elle risque de renforcer la fatalité.

« L’imaginaire radical est la faculté humaine de faire émerger du nouveau, du non-préexistant, aussi bien dans le social que dans l’individuel. »

Cornelius Castoriadis, Fait et à faire, Seuil, 1997

Ainsi, si la fiction ne fait que reproduire le réel dans sa cruauté en cherchant à être « réaliste », elle risque de devenir complice d’un monde sans issue, et d’alimenter l’imaginaire de la fin. Mais si elle transforme, si elle donne sens, si elle élabore des formes de résilience, alors elle peut devenir un véritable espace de pensée et de soin.

La fiction ne devrait pas seulement nous montrer comment le monde s’effondre : elle devrait nous aider à imaginer comment nous pourrions encore y tenir debout.

Ne nous laissez pas face contre terre

Je ne réclame pas des histoires édulcorées. Mais j’aimerais des œuvres qui nous accompagnent. Qui nous aident à porter le poids du réel, plutôt que de l’alourdir. Qui sachent que la violence ne vaut pas seulement d’être montrée, mais pensée, racontée, ritualisée.

Et si l’art ne doit pas toujours consoler, il peut au moins nous éviter de désespérer.

Si la fiction doit nous briser, qu’au moins ce soit pour nous recoller autrement, pas pour nous laisser, comme Joel, face contre terre, sans mots ni sens.


Sources :

Michel Lallement, « Cornelius Castoriadis. L’imaginaire au fondement des sociétés», Sciences humaines, 185(8), p. 16, 2007.

Nicolas Poirier, « Cornelius Castoriadis. L’imaginaire radical », Revue du MAUSS, 21(1), p. 383-404, 2003.

Paul Ricoeur, Temps et récit, Seuil Points Essais, Tome 1, 1991.

Guy Samama, « Paul Ricoeur : une antériorité qui se survit de l’identité à la promesse », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Tome 130(1), p. 61-70, 2005.