«You» – Le monstre devait mourir. Mais il tuait «par amour»… et ça nous a suffi.

Ce sera pour le côté poète maudit, pour les boucles noires ou la voix grave, mais je suis coupable moi aussi : Joe Goldberg, fascinant, intellectuel et séduisant tueur en série, m’a captivée dès le premier regard. Pourtant, il aurait dû mourir.

La fascination pour le crime n’a rien de nouveau, et elle ne se limite pas au genre du true crime, revenu en force ces dernières années : elle s’insinue aussi dans la fiction, souvent de manière plus insidieuse et perverse. La série You, diffusée sur Netflix, en est l’illustration parfaite. Son personnage principal, Joe Goldberg, libraire cultivé et amoureux obsessionnel, est à la fois narrateur, protagoniste… et tueur en série. Il est notre narrateur. Il est notre monstre. Et pourtant, il est d’abord notre compagnon de visionnage : il nous prend par la main, nous parle à l’oreille, et nous entraîne dans un univers où il semble presque acceptable d’encourager le tueur, en se retranchant derrière l’argument de la fiction.

From the series You, Penn Badgley in Finale (2025)

Mais les questions que cette série soulève sont les mêmes que celles que pose le true crime : pourquoi sommes-nous fascinés par un personnage aussi moralement répugnant ? Comment expliquer que nous puissions ressentir de l’empathie pour un prédateur ? Et surtout : que révèle cette fiction de notre propre rapport à la violence, à la justice, et à la représentation du mal ?

You n’est pas du true crime, mais elle en partage plusieurs dynamiques : mise en scène des meurtres, plongée dans le psychisme du tueur, voyeurisme du spectateur. Mais à la différence d’un documentaire sur un tueur réel, la fiction permet une plus grande liberté de traitement… qui n’est pas sans dangers éthiques.

Le meurtrier comme narrateur : le charme du mal en version chuchotée

Joe Goldberg parle. Et c’est ce qui le rend dangereux : il ne tue pas seulement avec ses mains, mais avec ses mots.

La voix off qui traverse toute la série fait de lui bien plus qu’un personnage principal : elle en fait un guide moral paradoxal. Nous sommes invités à voir le monde à travers ses yeux. Il justifie ses actes, minimise ses crimes, se présente comme un héros incompris. Sa voix nous prend à témoin, nous enveloppe, nous manipule : elle transforme son narcissisme en sensibilité, son obsession en amour, ses meurtres en sacrifices.

Et le pire ? On y croit. Ou plutôt : on accepte d’y croire. Parce qu’il est cultivé, parce qu’il est fragile, parce qu’il « essaie » (de ne plus tuer ses copines, ce qui, disons-le, devrait être le strict minimum). Mais surtout, il est séduisant. C’est Penn Badgley. Et, alors, on lui pardonne.

Ainsi, cette structure narrative crée une illusion de transparence : tout ce que nous voyons, nous le voyons à travers lui. Joe « se confesse », et nous, spectateurs, devenons les confidents de ses pensées les plus sombres.

C’est là que le danger s’installe : You ne nous demande pas de juger Joe, mais de le suivre, de ressentir avec lui. Cette connivence est moralement glissante : elle brouille les frontières entre critique et adhésion, entre lucidité et fascination. On rit de son cynisme, on tremble pour lui quand il risque d’être démasqué, et parfois, on oublie qu’il tue.

Une catharsis ? Non : une esthétisation de la transgression

Aristote pensait que la tragédie (fictive) pouvait avoir une fonction cathartique : en représentant la violence, elle permettrait au spectateur d’éprouver de la pitié et de la crainte, et de se libérer de ces émotions. Mais est-ce vraiment ce qui se produit dans le cas de You ? Lorsqu’on compare les réactions suscitées par cette série à celles observées face aux récits de true crime, une différence frappante apparaît : les spectateurs de You ne semblent pas éprouver le besoin de faire preuve d’un comportement éthiquement irréprochable. Certains critiquent ouvertement les victimes, jugées trop fades ou ennuyeuses pour mériter autre chose que leur sort, et rendent presque hommage au tueur. 

« C’est parce que c’est de la fiction », dit-on.

Oui, bien sûr. Mais sommes-nous tous pleinement conscients de ce glissement ? À l’ère de la post-vérité, la fiction est-elle encore perçue comme une fiction dans toute sa complexité ? Et même si elle l’est, est-il vraiment anodin de souhaiter « un copain comme Joe » ?

Si l’on revient à la notion de catharsis, on pourrait dire que You produit l’effet inverse : elle ne purifie pas, elle renforce. Elle accentue l’attirance pour le criminel, flirte avec les codes du romantisme noir, et transforme la tension dramatique en pur plaisir esthétique. Joe Goldberg n’est pas présenté comme un « méchant » : il lit, il souffre, il aime à la folie.

En rendant le mal séduisant, la série réactive un ressort narratif puissant : la fascination pour la transgression. Mais cette fois, sans les garde-fous que le true crime éthique tente parfois de maintenir.

Cette fiction ne nous libère pas. Elle nous habitue. Elle rejoue sans cesse les figures du romantisme noir, du « bad boy rédempteur ». Joe tue parce qu’il aime. Joe tue parce qu’on l’a blessé. Joe tue parce que, au fond, il veut protéger. Les justifications changent, les cadavres s’accumulent, mais le sourire reste, ironique, et la caméra continue de nous murmurer : « Tu le comprends, non ? »

Le plaisir de regarder le mal dans les yeux (sans se sentir sale)

Nous vivons à une époque saturée de violences représentées. Et You est peut-être l’une des formes les plus polies de cette obsession. Elle ne cherche pas à nous choquer : elle nous séduit, lentement, esthétiquement. Tout est lisse, élégant, ironique. Joe cite des poètes entre deux assassinats. C’est du mal en version premium. Comme le true crime, You s’adresse à une forme de curiosité morbide : ce désir de comprendre le mal, ou du moins de l’observer dans toute sa complexité. Mais à la différence des documentaires, qui interrogent l’impact social ou judiciaire des crimes, la série transforme la noirceur en divertissement stylisé.

Le problème n’est pas que la série montre un tueur, mais qu’elle neutralise sa monstruosité à coups de charme, d’humour, et d’esthétique soignée. Son défaut éthique ne tient pas à la représentation du mal, mais au fait qu’elle le rende regardable, voire attachant.

La curiosité morbide, cette vieille complice du true crime, trouve ici un écrin de luxe. Le véritable danger ? C’est que nous finissions par espérer que Joe s’en sorte, plutôt que souhaiter qu’il paie.

Des victimes oubliées, un tueur au centre : la dérive narrative de You

Peut-on représenter un tueur sans l’humaniser ? Et faut-il toujours le faire ? Ces questions traversent le genre du true crime, mais elles s’appliquent tout autant à la fiction. Dans You, les victimes gravitent autour de Joe comme des satellites. Elles ne sont pas des personnes, mais des fonctions. Des « obstacles » à son épanouissement personnel. Peu sont mémorables. On les oublie rapidement, comme lui.

Ce traitement narratif est d’autant plus troublant qu’il fait écho aux critiques souvent adressées au true crime sensationnaliste : glorifier les meurtriers, faire taire les morts.

Mais ici, il s’agit de fiction. Donc c’est « moins grave » ? Pas si sûr. Ce glissement est dangereux, car il influence malgré tout nos représentations sociales du crime (oui, même lorsqu’il est fictif) : il transforme les scènes de meurtre en passages narratifs nécessaires, parfois même mérités.

Et si les spectateurs, loin de s’indigner, s’attachent à Joe, c’est aussi parce qu’il leur tend un miroir : celui de la solitude, du besoin de reconnaissance, de la blessure amoureuse. Ainsi, quand un tueur devient le héros de cinq saisons, il finit par nous faire oublier pourquoi il aurait dû être puni.

« Hello, you. » : ce que Joe dit de nous

You n’est pas un documentaire. Mais elle mérite d’être observée avec le même regard critique que celui que l’on porte aux récits de true crime. En mettant en scène un tueur séduisant, cultivé, presque romantique, la série déconstruit les représentations classiques du mal tout en jouant dangereusement avec notre capacité à nous identifier à lui. Elle trouble, elle interroge, et parfois, elle inquiète.

You est un miroir. Un symptôme. Celui d’une culture qui ne distingue plus l’empathie de la fascination, qui transforme la monstruosité en mythe esthétique, qui peint le mal avec les couleurs du glamour. Joe Goldberg, loin d’être un simple personnage, devient un révélateur : celui d’un regard collectif anesthésié, d’un public qui confond complexité morale et indulgence, et qui, à force de vouloir comprendre, finit par excuser.

You ne nous apprend pas à juger. Elle nous montre à quel point il est facile de glisser, imperceptiblement, du regard critique à l’adhésion silencieuse. Et cette glissade, aussi fictionnelle soit-elle, est un précipice qu’il faut avoir le courage de regarder en face. Ce n’est pas une question de censure, mais de responsabilité : que faisons-nous des histoires que nous choisissons d’applaudir ?

Joe Goldberg aurait dû mourir.

Non pas pour satisfaire un besoin de justice narrative, mais parce que nous avions besoin de cette chute. Une chute tragique, à la manière des héros antiques, pour restaurer un ordre moral. Une punition symbolique. Une catharsis. Car tant que le meurtrier peut triompher, tant que le récit continue de le rendre séduisant, le public reste complice. Joe ne gagne pas seulement dans la série : il gagne dans nos silences, dans nos tweets amusés, dans notre binge-watching satisfait.

Et c’est là que You frappe juste. Dans le final, Joe regarde la caméra, et donc, il nous regarde. Il dit : « Peut-être que le problème, ce n’est pas moi. Peut-être que c’est vous. »
Et il a raison.

Car le vrai thriller, ce n’est pas Joe.
C’est ce qu’il révèle sur nous.